Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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[Texte du mois] J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive.


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Il convient, pour commencer, de restituer le contexte dans lequel cet essai fut écrit : Automne 1944, après quatre ans d'occupation la France est libérée ou presque. Après ces jours sombres, l'espoir renaît parmi la population ; "dans ces journées uniques tout était possible ; nous nous étions promis alors que tout serait neuf et vrai, que tout recommencerait depuis le début, comme si Vichy-la-Honte et ses polissons affreux n'avaient pas existé, que ce gai matin de la Libération serait notre deuxième naissance " écrira le philosophe Vladimir Jankélévitch dans les
Temps Modernes en juin 1948 pour parler de cette période. Cependant, rien n'est donné : pendant l'occupation, les journaux avaient dû s'adapter au délire anti-juif des nazis, et l'on craignait que cela n'ait beaucoup fait renaître le vieil antisémitisme français. Aussi, quand Sartre écrit ses Réflexions sur la question juive, il se donne pour tâche de décontaminer les esprits autant que de jouer un rôle dans le renouvellement moral et social de la France de l'après-guerre.

Le texte ne sera finalement publié qu'en l'automne 1946, alors qu'un chapitre introductif intitulé "Portrait de l'Antisémite" avait déjà été publié dans le numéro trois des Temps Modernes en décembre 1945. Sartre souligne le silence dont est entouré le retour des déportés juifs rescapés des camps. Cet essai n'est cependant pas une réflexion sur le génocide en tant que tel - en automne 1944, au moment de la rédaction, les alliés n'avaient pas encore découvert Auschwitz et Buchenwald. Son intérêt est bien plutôt dans le portrait qu'il donne de l'antisémite, celui qui fait le choix de la haine et de la médiocrité plutôt que de la raison, et dans la thèse, controversée, selon laquelle le Juif est la création de l'antisémite : "Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif, voilà la vérité simple d'où il faut partir [...] c'est l'antisémite qui fait le Juif".

Je crois qu'aujourd'hui, nous pouvons trouver intérêt à lire ce texte d'au moins deux manières. D'un part, nous pouvons en faire une lecture historique, c'est-à-dire le replaçer dans son contexte, et s'intéresser spécifiquement à ce qu'a pu être cette question juive. Il permet sans doute d'éclairer en partie la continuité et l'expansion, dans l'Histoire, de l'antisémitisme, ainsi que la façon dont les Juifs se sont positionnés par rapport à cet antisémitisme de manière diachronique ou spécifiquement pour la période concernée. J'avoue que je ne l'ai pas vraiment lu dans cet optique, pour la simple raison que je ne dispose pas des connaissances nécessaires pour en tirer vraiment profit sur ce plan. D'autre part, donc, nous pouvons le lire philosophiquement, en repérant les constantes psychologiques déterminant les mécanismes de la haine, qui, convenons-en, sont très loin d'avoir disparus.

Un texte qui, dans tous les cas, me semble donc toujours pouvoir (devoir ?) attirer notre attention. L'extrait que je vous propose est issu de la première partie de l'essai, centrer sur le "portrait de l'antisémite". Bonne lecture !

Antisthène Ocyrhoé.


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"L'homme sensé cherche en gémissant, il sait que ses raisonnements ne sont que probables, que d'autres considérations viendront les révoquer en doute ; il ne sait jamais très bien où il va ; il est "ouvert", il peut passer pour hésitant. Mais il y a des gens qui sont attirés par la permanence de la pierre. Ils veulent être massifs et impénétrables, ils ne veulent pas changer : où donc le changement les mènerait-il ? Il s'agit d'une peur de soi originelle et d'une peur de la vérité. Et ce qui les effraie, ce n'est pas le contenu de la vérité, qu'ils ne soupçonnent même pas, mais la forme même du vrai, cet objet d'indéfinie approximation. C'est comme si leur propre existence était perpétuellement en sursis. Mais ils veulent exister tout à la fois et tout de suite. Ils ne veulent point d'opinions acquises, ils les souhaitent innées ; comme ils ont peur du raisonnement, ils veulent adopter un mode de vie où le raisonnement et la recherche n'aient qu'un rôle subordonné, où l'on ne cherche jamais que ce qu'on a déjà trouvé, où l'on ne devient jamais que ce que déjà, on était. Il n'en est pas d'autre que la passion. Seule une forte prévention sentimentale peut donner une certitude fulgurante, seule elle peut tenir le raisonnement en lisière, seule elle peut rester imperméable à l'expérience et subsister durant toute une vie. L'antisémite a choisi la haine parce que la haine est une foi ; il a choisi originellement de dévaloriser les mots et les raisons. Comme il se sent à l'aise, à présent ; comme elles lui paraissent futiles et légères, les discussions sur les droits du Juif : il s'est situé d'emblée sur un autre terrain. S'il consent, par courtoisie, à défendre un instant son point de vue, il se prête mais ne se donne pas : il essaie simplement de projeter sa certitude intuitive sur le plan du discours. Je citais, tout à l'heure, quelques "mots" d'antisémites, tous absurdes : "Je hais les Juifs parce qu'ils enseignent l'indiscipline aux domestiques, parce qu'un fourreur juif m'a volée, etc. " Ne croyez pas que les antisémites se méprennent tout à fait sur l'absurdité de ces réponses. Ils savent que leurs discours sont légers, contestables ; mais ils s'en amusent, c'est leur adversaire qui a le devoir d'user sérieusement des mots puisqu'il croit aux mots ; eux, ils ont le droit de jouer. Ils aiment même à jouer avec le discours car, en donnant des raisons bouffonnes, ils jettent le discrédit sur le sérieux de leur interlocuteur ; ils sont de mauvaise foi avec délices, car il s'agit pour eux, non pas de persuader par de bons arguments, mais d'intimider ou de désorienter."


Sartre, Réflexions sur la question juive, Folio Essais, p. 21-22.

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