Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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Le bonheur dans le crime selon France 2.


~Moulins à vents.

Il n'y a pas si longtemps, j'ai lu Les diaboliques. Derrière ce titre plutôt accrocheur, un recueil de nouvelles signé Barbey d'Aurevilly. L'annonce relativement accrocheuse de France 2, qui proposait une adaptation du Bonheur dans le crime, a donc naturellement attisé ma curiosité et je me suis, il y a une semaine, tranquillement assise devant mon téléviseur pour voir ce qu'il en était.
Rappelons rapidement l'intrigue générale de cette petite histoire. Un médecin arrive dans une petite ville moribonde, bastion d'aristocrates à l'avenir incertain. Seule activité de la ville : une salle d'armes où officie un bien étrange professeur. Hauteclaire (et non Claire) Stassin, jeune femme ravissante et impassible, donne des cours d'escrime avant de disparaître mystérieusement. On apprend finalement qu'éprise de Savigny, elle a été engagée dans son foyer comme servante, sous le nez de sa femme. Le couple s'arrange pour assassiner la comtesse avant de vivre un bonheur parfait, en dépit de leur crime ...


Avant de m'insurger (mais ça viendra), je voudrais dire quelques mots à propos du concept d'adaptation d'une œuvre littéraire : exposer rapidement mon point de vue histoire de fonder ma critique. Je ne pense pas faire partie de ceux qui hurlent à la moindre coupure, ou à la moindre modification : cinéma (ou télévision) et livre sont deux supports différents et il est bien normal de faire quelques changements d'usage afin de ne pas se retrouver avec des films infinis. Là n'est pas le problème. Cependant, je considère (et l'on pourra peut-être me contester sur ce point) que lorsque l'on présente un film comme tiré d'une œuvre littéraire, on se doit d'être un tant soit peu fidèle au propos de l'auteur, à l'esprit qu'il a voulu insuffler à son œuvre. C'est une question d'honnêteté intellectuelle : que ceux qui souhaitent s'inspirer d'un scénario et en modifier le sens indiquent que leur réalisation est "librement adaptée de" ou "inspirée de". Je ne demande au final pas grand chose. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand je vis qu'un programme se présentant comme sérieux, ayant pour titre "Romans et nouvelles du XIXème siècle" et faisant donc clairement référence aux sources des histoires, présente Le bonheur dans le crime de cette façon-là ...

Présenté comme sulfureux et provocateur, ce téléfilm semble paradoxalement bien moins scandaleux que l'original, confortant le public dans ses opinions, faisant d'une nouvelle "Diabolique" un fait divers lointain, destiné à amuser le public. Parmi les éléments qui m'ont empêchée d'apprécier ce film, pourtant élégamment réalisé, voici :
- Toute l'atmosphère de la nouvelle se base sur l'impassibilité d'Hauteclaire. Maître d'arme, la jeune femme dissimule constamment son visage, que ce soit derrière un masque d'escrime ou un voile. Impossibilité pour le lecteur d('apercevoir son visage, encore moins ses expressions. Le film quant à lui présentera une jeune femme étonnamment proche des hommes, enseignant l'escrime à visage découvert. Et elle sera tout sauf impassible puisqu'elle régale le spectateur d'un petit sourire en coin à chaque seconde. Dimension pourtant très importante dans les nouvelles, élément sur lequel Barbey insiste plus que lourdement, l'impassibilité, le caractère inaccessible du personnage sont complètement eclipsés. Hauteclaire était un sphinx et une diabolique. Quant à la relation entre la jeune femme et Savigny, le choix du scénariste me semble problématique. Là où il y avait une réelle indétermination sexuelle, ("Chose étrange ! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs !") le film montre un homme passif, se laissant guider par une femme dangereuse et nuisible. Il est assez curieux de voir que, partant d'une nouvelle (et d'un recueil) d'où la condamnation morale est absente, montrant un couple diabolique, l'on prenne bien soin de nous montrer qui il s'agit de condamner et qui semble le plus monstrueux.

Au final, l'adaptation du Bonheur dans le crime semble bien sage. Il s'agit de conforter le public dans ses attentes : on fait ainsi un film élégant en costumes, l'on exacerbe le personnage du médecin, libre-penseur et confiant en les avancées scientifiques. Au contraire, l'on gommera tout élément susceptible de gêner, quand bien même serait-il très présent dans la nouvelle d'origine : sadisme, assassinat prémédité et réalisé sur le long terme, indétermination sexuelle, absence de morale. Barbey rendu classique, Barbey adapté au bon goût bourgeois. En ce sens, Hauteclaire était un sphinx, une diabolique. Claire n'est plus qu'une femme fatale. Dommage.



Image : Félicien Rops -Le bonheur dans le crime

Des photographies dans un roman ?! Débat autour de Bruges-la-Morte.


Se faire une idée du roman : Amours et paysages en reflet

Rodenbach use avec Bruges-la-Morte (1892) d'un procédé peu commun et qui en gênera beaucoup. La question se pose, en effet : peut-on légitimement illustrer une œuvre littéraire avec des photographies ? Ne serait-ce pas menacer la création, brider l'imagination du lecteur ? Beaucoup, à l'époque, le penseront.


  • La photographie comme ennemie du rêve.
Précisons d'abord que le problème concerne uniquement l'illustration photographique, le dessin ayant depuis longtemps droit de cité dans les ouvrages de littérature. Mais un procédé nouveau amène de nouvelles questions. S'opère alors une distinction entre l'illustration traditionnelle, qui relève de l'art, et l'illustration photographique, conçue comme pure reproduction du réel. On peut attribuer la distinction à Baudelaire qui, dans un article polémique rédigé à l'occasion du Salon de 1859 (Le public moderne et la photographie), oppose les champs respectifs que doivent occuper photographie et création picturale. Ainsi écrit-il, entre deux invectives :

"S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. [...] Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! " (je souligne)

Il s'agit bien pour lui de faire la distinction entre "l'art" et "l'industrie". Selon Baudelaire, la photographie ne vaut pas l'art car elle ne vise que la stricte reproduction du réel, et si elle devient autant appréciée, c'est en raison d'un pervertissement du goût. Aucun progrès dans le domaine artistique ne devrait donc relever de cette technique nouvelle et en perpétuelle amélioration. Cette opinion, assénée en 1859, n'a cessé de trouver des échos dans la fin du XIXème siècle, et continuera à cheminer parmi les adversaires de la photographie.



  • Mais alors ... Quels rapports entre livre et photographie ?
Tout le monde n'aura pas été d'accord avec les thèses de Baudelaire. Ainsi fleurissent, dans les années 1880, plusieurs publications qui mêlent le texte aux images. L'un des exemples connus étant les Cinq dames de la Kasbah de Pierre Loti, illustré par Gervais-Courtellement "en phototypie d'après des photographies directes prises à Alger." Cependant, tandis que ce genre de procédé en fait grogner plus d'un, les auteurs ne semblent en aucun cas considérer les possibilités purement esthétiques de la photographie. Et si la pratique se généralise de plus en plus, la photographie ne parvient pas à gagner les bonnes grâces des milieux lettrés, souvent dédaignée, considérée comme relevant du goût populaire ou simple illustration de guide touristique. Citons par exemple la réaction de Jean Reibrach à l'enquête du Mercure de France(1) : "S'agit-il du roman populaire ? La question ne présente alors aucune importance : l'illustration sera toujours assez bonne pour les goûts du public."

En revanche, dès qu'il s'agit d'œuvre littéraire, les protestations montent. Citons trois opposants marqués à l'ajout de photographies pour agrémenter un texte littéraire. Il y a Ralph Derechef, critique anglais. Selon lui, "A l'appel du roman illustré par la photographie, seul le mauvais écrivain répondra." Il y a encore Zola qui "ne croit guère au bon emploi ni au bon résultat de ce procédé. On tombera tout de suite dans le nu." Dans la même veine, Octave Uzanne écrit : "L'illustration aura à lutter contre son ennemi masquée, la photographie, et l'imagerie directe et sur nature, à l'aide de procédés chimiques. On tentera un gros effort pour acclimater dans le livre moderne l'exacte fixation des êtres et des choses, mais sans succès, espérons-le."
Les réponses favorables sont plus intéressantes : très peu d'entre elles affichent une pleine confiance en l'art photographique et presque toutes émettent de nombreuses nuances et objections. La photographie dans un roman ? Pourquoi pas, mais quels modèles choisir, comment donner un air de réalité à des scènes posées, si l'on entend représenter des personnages ? Pourquoi pas, mais seulement dans le cas de récits de voyage ou d'écrits réalistes. Pourquoi pas, mais quels problèmes techniques cela va poser ! De multiples questions sont soulevées, sans qu'on puisse apporter de réponse satisfaisante. Au final, bien que de nombreux auteurs se déclarent favorables à l'irruption de photographies dans le texte, la plupart jugeant le procédé selon divers critères (pertinence de l'illustration, type d'ouvrage, public visé). Mentionnons également les auteurs réfractaires à tout type d'illustration ... Je ne peux à ce titre manquer de citer le célèbre Mallarmé : "Je suis pour - aucune illustration, tout ce qu'évoque un livre devant se passer dans l'esprit du lecteur : mais, si vous remplacez la photographie, que n'allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et textes, maint volume, avantageusement." En vous laissant méditer sur les places respectives que l'on accorde au cinéma et à la littérature de nos jours.


  • Bruges-la-Morte et ses silences.
Dans ce contexte, la démarche de Rodenbach a quelque chose de novateur. Dans un livre adressé à un public lettré (Bruges-la-Morte est un roman symboliste), il fait insérer nombre de clichés dont il justifie la présence dans un Avertissement (2). Quelles réactions, face à cette audacieuse tentative ? Symptomatiquement, beaucoup de silences : de nombreuses critiques ne mentionneront aucunement les illustrations, qui passent pourtant difficilement inaperçues (de deux à trois photographies par chapitre). D'autres, comme Charles Merki, critiqueront ouvertement le procédé, vu comme un "secours un peu puéril". Il écrit dans le Mercure de France : "ce qui me choque décidément dans ce livre, vient de l'illustration ; les simili-gravures de Bruges [...] me semblent plutôt se développer à part ; elles donnent bien une impression de ville morte, mais qui se dresse à côté de notre esprit, chemine parallèlement au texte, n'y ajoute rien, demeure différente."

Difficile à appréhender, mêlant texte poétique et photographies réalistes, l'œuvre de Rodenbach sera plusieurs fois amputée de son jeu de photographies. Jusque dans des éditions modernes, on n'hésitera ni à retirer du texte ses images, ni à amputer voire supprimer l'Avertissement qui insiste sur leur importance. L'un des intérêts de l'œuvre est pourtant d'avoir inauguré le genre du récit-photo, où texte et hors-texte tissent de nouveaux réseaux de sens et enrichissent l'interprétation. Les allusions, critiques négatives et même les silences à propos de cette spécificité de l'oeuvre témoignent d'un malaise devant ce nouveau médium qu'est la photographie, qui prendra pourtant une place grandissante dans notre quotidien.

Et à vos yeux, la photographie (et à sa suite de nouveaux médiums) représente-t-elle toujours une menace pour l'art ?


Nibelheim.

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(Informations récoltées dans l'appareil critique de Bruges-la-Morte
Edition de Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski, GF.)

Notes :

1.En janvier 1898, le Mercure de France mène une enquête, appelant différents artistes à se prononcer sur l'illustration photographique pour les romans.
2. Rappel de l'Avertissement : "Il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici [...] afin que ceux qui nous liront subissent aussi le présence et l'influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l'ombre des hautes tours allongée sur le texte."

Voltaire : Micromégas, histoire philosophique. II


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II. Considérations critiques.




Pendant longtemps, on a cru que Micromégas, publié en 1752, avait été écrit entre Zadig et Candide, mais les travaux d'Ira Wade ont révélé une version antérieure du texte sous le titre de Voyage du baron de Gangan, qui remonterait probablement aux années 1738-1739, ainsi que l'indiquent les événements mentionnés dans l'intrigue du conte. Voltaire nomme ce premier état une « fadaise philosophique » qu'on ne doit lire que pour se délasser d'un « travail sérieux »(1). En substituant au baron Gangan, dont le nom procède plutôt de la farce rabelaisienne, le personnage de Micromégas, Voltaire semble vouloir accentuer la dimension philosophique du conte, en appuyant sur une vision relativiste de l'homme et de l'univers. Le conte n'en cesse pas pour autant d'être une fantaisie qui, selon Jean Goulemot, « mêle [...] références scientifiques, allusions à l'actualité, souvenirs de récits fantastiques venus de Swift ou de Cyrano de Bergerac, allusions aux théories scientifiques et aux doctrines métaphysiques et éléments de farce »(2).

Récit bref, Micromégas est construit autour d'une répétition de la séquence voyage/conversation. Cependant, d'une séquence à l'autre, la perspective évolue : Micromégas et le saturnien ne constituent pas une énigme l'un pour l'autre, c'est nous, lecteurs, qui sommes surpris de leurs extravagantes propriétés ; lors de la seconde rencontre, en revanche, les Hommes constituent bien un mystère pour les voyageurs ; Voltaire met alors en scène notre propre étrangeté et nous invite à philosopher sur notre condition.

Le conte mélange deux genres en vogue à l'époque : le récit de voyage imaginaire, à la manière des Voyages de Gulliver de Swift(3), avec lequel la filiation semble évidente (voyageurs explorant des mondes inconnus) ; mais aussi le voyage d'un étranger parmi nous, à la manière des Lettres Persanes de Montesquieu (regards étrangers faisant éclater nos absurdités et incohérences). S'il s'en inspire, c'est en partie pour les parodier, le plus souvent au moyen de réécritures : Micromégas est banni pour les mêmes raisons que le héros de Montesquieu, voyage dans les étoiles en utilisant des procédés proches de ceux du Dyrcona de Cyrano, le langage du saturnien caricature le style précieux de Fontenelle , etc. Réécriture, mais aussi inversion des conventions : alors que traditionnellement les voyageurs découvrent un monde utopique qui s'impose à eux, ici, ce sont les voyageurs qui s'imposent à un monde présenté comme « ridicule », « irrégulier », « mal construit »...


Outre sa dimension parodique, Micromégas dresse également un « état des connaissances et des lectures de Voltaire »(4).

Connaissances scientifiques d'abord : les années 1730, pour Voltaire, sont celles des lectures scientifiques, de l'enthousiasme pour les théories de Newton et des essais d'expérimentations. Tout cela est mis à contribution : Micromégas est présenté comme expérimentateur, observateur, physicien, etc. ; sa rigueur le pousse à contester les conclusions hâtives et péremptoires de son compagnon saturnien, à inventer de nouveaux instruments d'observation et de communication ; ses questionnements mettent en évidence son désir d'approfondir science et philosophie (inséparables dans la quête de sagesse voltairienne). De plus, c'est par le savoir scientifique que voyageurs et humains parviennent à nouer une conversation jugée « intéressante » : « La science apparaît à la fois comme un langage universel et comme le signe le plus évident de la grandeur de l'esprit humain »(5).

Réflexions philosophiques ensuite : la curiosité de Micromégas permet la mise en évidence de caractéristiques essentielles de l'humain : faculté de penser, possibilité d'atteindre un certain niveau de connaissance dans les sciences exactes, mais aussi influences des passions aveugles, qui, mal apprivoisées, peuvent induire fanatisme, intolérance, quête de puissance au détriment des autres, … Dans le domaine des connaissances, bilan mitigé également : le livre blanc de Micromégas marque l'impossibilité de voir « le bout des choses ». Grandeur relative de l'humain, des connaissances : cette leçon de relativisme vaut pour tout le livre : relative grandeur des mers et montagnes, qui, quand on passe à un autre ordre de grandeur ne sont plus qu'étangs et grains de sable ; elle vaut invitation à la modération, mise en évidence de l'absurdité d'un sentiment de supériorité dont, pourtant, on ne se déprend pas si aisément. Ce jeu vertigineux avec les proportions, ce constat des limites humaines pourrait être mis au service d'un sentiment d'angoisse face au mystérieux, à l'infini, comme c'est le cas chez Pascal : Voltaire refuse cette perspective, et, avant Nietzsche, mais après Rabelais, lui oppose le savoir ludique et le rire salvateur. L'Homme est limité ? Qu'il le reconnaisse, l'accepte et en rie : Voltaire n'est peut-être pas un grand philosophe, sa sagesse n'est pas sans faille, mais cette proposition en constitue sans doute l'article le plus intéressant... à mes yeux du moins.

Antisthène Ocyrhoé.

Notes :
  1. Cf. la correspondance Voltaire - Frédéric II de juin 1739.
  2. Jean Goulemot, préface à l'édition Livre de Poche – Libretti de Micromégas, p.11.
  3. Voir mon article sur Swift : Ici
  4. Jean Goulemot, op.cit. p.18.
  5. Idem, p. 20-21.

Voltaire : Micromégas, histoire philosophique. I


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I - Résumé détaillé.


Dès le titre, Voltaire nous donne le nom de son personnage principal : Micromégas, oxymore formé des termes grecs micron (petit) et mega (grand) ; ce nom annonce l'un des thèmes principaux de cette « histoire philosophique » : le relativisme.

Chapitre I. On apprend de ce personnage qu'il est originaire de la lointaine étoile Sirius, laquelle a « vingt et un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre », qu'il a fait un voyage sur cette dernière, qu'il est jeune, mesure « huit lieues de haut » (soit environ 32.000 mètres) et qu'il manifeste « beaucoup d'esprit ». C'est d'ailleurs cet esprit qui le fera bannir de la cour pour « huit cent années » par le chef religieux de son pays (le « muphti »), qui a vu de l'hérésie dans un ouvrage de Micromégas où ce dernier traitait de la « forme substantielle » des « puces de Sirius » et des « colimaçons » : passage caractéristique de l'ironie anticléricale de Voltaire, qui en profite, au passage, pour égratigner Blaise Pascal. Nullement affecté par cet ostracisme, Micromégas décide de se lancer dans les voyages interstellaires « pour achever de se former l'esprit et le cœur ». Grâce à son immense taille et à ses grandes connaissances en physique, mettant à profit comètes et énergie solaire (déjà !), il se déplace en sautant de planète en planète « comme un oiseau voltige de branche en branche ». Au terme de ses errances, il arrive sur Saturne, s'étonne de la petitesse des habitants de cette planète qui « n'est guère que neuf cent fois plus [grosse] que la terre », comprend qu'en terme d'esprit ils peuvent « n'être pas ridicule[s] », et se lie d'amitié avec le secrétaire de l'Académie de Sature, caricature du savant et philosophe Fontenelle.

Chapitre II. Le narrateur relate une conversation où les deux personnages se questionnent et s'instruisent mutuellement des connaissances et capacités de leur espèce. Voltaire, ici encore, use pleinement du mécanisme de l'exagération : ainsi, le lecteur apprend que les saturniens possèdent 72 sens, vivent quinze mille ans, connaissent trois cents propriétés de la matière, une trentaine de substances et que la lumière de leur Soleil contient sept couleurs ; mais tout cela n'est rien en comparaison des habitants de Sirius, lesquels possèdent mille sens, vivent « sept cents fois plus longtemps », etc., et Micromégas affirme avoir rencontré « des êtres beaucoup plus parfaits » que lui lors de ces voyages. L'enjeu de cette conversation est double : implicitement, Voltaire raille l'anthropocentrisme et invite l'homme à plus de modestie ; dans le même temps, il questionne l'univers et la nature des êtres pensants : malgré leur plus ou moins de sens et de connaissance, les êtres rencontrés par Micromégas ont au moins une chose en commun : tous se plaignent des limites de leur capacité, de la brièveté de leur existence, « nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature », remarque Micromégas ; Voltaire profite également de la conversation pour faire une profession de foi Déiste, puisqu'il est fait mention du « Créateur » et de l'intelligence de « ses vues », comme en témoigne la perfection de la Nature : « J'admire en tout sa sagesse ; je vois partout des différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le sont aussi ; vous avez peu de sensations ; votre matière a peu de propriétés : tout cela est l'ouvrage de la providence » affirme le sage géant à son compagnon saturnien. Suite à ce dialogue, les deux amis décident d'entreprendre ensemble un « petit voyage philosophique ».

Chapitre III. Le narrateur raconte leur voyage de Saturne à la Terre. Le moment du départ donne lieu à une brève parodie de dispute amoureuse, dans le genre du roman galant, entre le saturnien et son amante, outrée d'apprendre qu'il la quitte « pour aller voyager avec un géant d'un autre monde » mais qui, nous informe le narrateur, se consola rapidement « avec un petit maître du pays ». Évidemment. La querelle et les larmes passées, les voyageurs se mettent en route, s'arrêtent un an sur Jupiter, en tirent un ouvrage « qui serait actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs », passent un instant sur Mars, puis rejoignent la Terre par une aurore boréale le 5 Juillet 1737. Le narrateur, critique de l'anthropocentrisme oblige, ne manque pas de noter que la Terre « fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter ».

Chapitre IV. Les deux compagnons effectuent rapidement le tour de la Terre (en 36 heures), le plus grand Océan ne représentant pour eux qu'« un petit étang ». Ils n'aperçoivent d'abord aucune forme de vie ; le saturnien en déduit que la planète n'est pas peuplée ; le géant critique son manque de rigueur : « vous ne voyez pas avec vos petits yeux des étoiles […] que j'aperçois très distinctement ; concluez-vous de là que ces étoiles n'existent pas ? ». Cette remarque permet à Voltaire une critique du témoignage des sens comme critère de vérité, elle marque aussi le point de départ d'une querelle entre les deux compagnons. Querelle pratique puisqu'elle offre une occasion supplémentaire de dévaloriser notre planète : « ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît si ridicule ! » dixit le saturnien ; mais surtout fournit l'événement nécessaire à la suite de l'histoire : dans un mouvement de colère, Micromégas perd plusieurs gros diamants, et, en les ramassant, son camarade saturnien s'aperçoit qu'ils constituent de très bons microscopes pour scruter la surface du globe. Ces outils permettent aux aventuriers de repérer « quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux » ; il s'agit d'une baleine. Cela les encourage à poursuivre leur enquête ; ils repèrent « quelque chose de plus gros » : un navire, celui de l'expédition dirigée par le physicien et philosophe Pierre Louis Maupertuis, qui, en 1736-1737, s'était rendu au Pôle Nord pour y vérifier la validité de certaines hypothèses newtoniennes sur la forme du globe. Le narrateur clos le chapitre en affirmant : « Je vais raconter ingénument comme la chose se passa, sans rien y mettre du mien, ce qui n'est pas un petit effort pour un historien. », remarque qui fait sourire quand on sait combien le Siècle de Louis le Grand, ouvrage historique de Voltaire sur le XVIIe siècle, procède du panégyrique.




Chapitre V. Micromégas manipule délicatement le navire, qu'il prend pour un animal : à bord, les hommes paniquent, puis quittent le bâtiment. Les deux géants ne peuvent pas les voir à cause de leur petite taille, d'où une digression voltairienne sur la petitesse de l'homme et sur la relativité de ses actions : bien que cela puisse avoir une grande importance pour certains, que penserait un être comme Micromégas « de ces batailles qui nous ont valu deux villages qu'il a fallu rendre » ? Au passage, sans sortir de son sujet, Voltaire ironise sur Frédéric II : « Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ; mais je l'avertis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits ». Les navigateurs enfoncent finalement un « bâton ferré » dans l'index de Micromégas : cela le chatouille et lui permet de découvrir l'existence des hommes. Cette découverte est source de grande joie pour les deux compagnons, et le chapitre se termine par une nouvelle pique d'ironie du narrateur contre le saturnien-Fontenelle, qui, toujours trop prompt à juger, passe « d'un excès de défiance à un excès de crédulité ».

Chapitre VI. Les voyageurs observent les hommes : comme ils ne peuvent pas les entendre parler, le saturnien déduit, trop hâtivement une fois encore, que les hommes ne possèdent pas l'usage de la parole ; Micromégas lui soutient le contraire ; le Saturnien comprend enfin la leçon : « Je n'ose plus ni croire ni nier […] ; je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner ces insectes, nous raisonnerons après ». Micromégas fabrique un appareil pour écouter les hommes : ils parlent ! Très rapidement, les deux voyageurs acquièrent la compréhension puis la maitrise du français. Ils sont fascinés que « des mites [parlent] d'assez bon sens » : ils souhaitent entrer en contact. Micromégas fabrique un autre outil pour atténuer sa voix, car il craint « que sa voix de tonnerre […] n'assourdît les mites sans en être entendue », puis s'adresse aux hommes, étonnés et incapables de « deviner d'où [ces paroles] partaient ». Le nain (le Saturnien, appelé ainsi à cause de la différence de taille entre lui et son compagnon) leur explique qui ils sont et d'où ils viennent, puis leur pose pèle-mêle toute sorte de questions sur leur condition, leur âme, les baleines... L'un des hommes, physicien et géomètre, parvient à mesurer le nain... puis Micromégas, ce qui émerveille ces derniers. Voltaire en profite pour glisser, dans la bouche du géant, une tirade qui sent son Déisme : « Ô Dieu, qui avez donné une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que l'infiniment grand ».

Chapitre VII. Micromégas croit les hommes parfaitement heureux puisqu'ils manifestent beaucoup d'esprit et sont constitués de peu de matière. Les philosophes démentent, l'un d'eux prend la parole et argumente en évoquant les guerres et massacres perpétrés par les hommes depuis des temps immémoriaux jusqu'au moment présent ; Micromégas lui en demande la cause ; « Il ne s'agit que de savoir si [quelque tas de boue grands comme votre talon] appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan ou à un autre qu'on nomme […] César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit, et presque aucun de ces animaux qui s'égorgent mutuellement n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s'égorgent. » Micromégas désabusé et indigné, le philosophe persiste et signe sur « ces barbares sédentaires qui [...] ordonnent [...] le massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. ». Le voyageur interstellaire s'intéresse alors plus spécifiquement aux philosophes, qui semblent être « du petit nombre des sages » : il leur pose des questions d'astronomie et de physique ; lui et le nain s'étonnent de la pertinence de leurs réponses ; il les questionne sur des points de métaphysique ; « les philosophes parlèrent tous à la fois […] mais furent de différents avis » : et Voltaire d'ironiser sur les aristotéliciens, cartésiens, malebranchistes et leibnitziens, résumant leurs doctrines complexes en formules incohérentes et grotesques ; vient ensuite le partisan de Locke, penseur dont Voltaire apprécie les idées : son représentant affirme savoir qu'il n'a « jamais pensé qu'à l'occasion de [ses] cinq sens », que la pensée peut être un attribut de la matière, et conclut qu'il « n'affirme rien » mais « [se] contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense » ; évidemment, c'est celui-là qui paraît le plus sage aux géants. À ce moment-là, un théologien s'empare de la parole, prétend détenir la vérité, affirme que tout l'Univers a été créé par Dieu pour l'Homme et, pour prouver tout cela, invoque l'autorité de la Somme de Thomas d'Aquin. Éclats de rire des géants. Ils se reprennent, et Micromégas, bien que « fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand », promet aux hommes un livre de philosophie « écrit fort menu » dans lequel « ils verraient le bout des choses ». Il leur donne le livre puis part. En l'ouvrant, on « ne vit rien qu'un livre tout blanc », signe de l'impossibilité de toute connaissance absolue : « Ah ! Je m'en étais bien douté. », s'écrie le secrétaire de l'Académie des sciences.

Antisthène Ocyrhoé.