Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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La morale chez Rousseau et les lumières : Tueriez-vous le Mandarin ?


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En guise d'introduction.


Drôle de personnage ce Rousseau ! Je le rencontrai cette nuit dans un snack-bar. Le reconnaissant à son air débonnaire, je me dirigeai vers lui et l'abordai. Nous conversâmes tous deux ; rapidement, j'en vins à lui avouer mon désaccord fondamental avec certaines de ces idées, affirmant même n'être pas loin d'en juger quelques-unes parfaitement ineptes. Eh bien ! Imaginerez-vous la réaction de notre philosophe ? Outré de ma critique, il leva les bras vers le ciel, et, prenant un accent aussi lyrique que suisse, s'exclama à peu près en ces termes : " A quelle nouvelle épreuve me soumets-tu, ô implacable créateur ? N'était-ce pas assez de m'imposer cette funeste vie ? Pourquoi ajouter à mes maux en m'affligeant de cet inconcevable personnage ? Pourquoi me confronter à ce méprisable raisonneur, qui fait honte à la philosophie en croyant l'honorer ? La vertu véritable pourrait-elle, sans détourner son chaste regard, supporter ses outrages ? Ô trône de la raison, comme je te vois au-dessus de lui ! ". Puis, se tournant vers moi, il me défia en ces termes : " Ô toi le plus misérable des êtres, qu'un abîme infini de sophismes égare dans une fausse raison, justifie - si tu le peux - tes infâmes discours par une partie de fléchettes : L'auteur de toute chose, veillant sur tous les êtres, saura faire justice à celui de nous qui honore le mieux ses éternels principes ! "(1)

Hélas, au risque de provoquer une vague de suicide sans précédent par la non-résolution d'un insoutenable mystère, il me faut avouer mon incapacité à me souvenir du vainqueur de cette surprenante partie : ce n'était finalement qu'un rêve ; je me suis réveillé avant d'en découvrir l'issue. Connaissant ma compétence en la matière, j'ai fort à parier m'être échappé de mon sommeil pour fuir une inévitable déconvenue. Ce qui est amusant dans l'histoire, c'est que, pas plus tard qu'hier soir, je discutais d'un point de sa philosophie avec lequel je n'arrive pas vraiment à être en accord. Le mini-Rousseau qui sommeille dans les sinueux tréfonds de mon inconscient n'aura pas manqué de se venger pendant la nuit ! Mais, au lieu de continuer à vous infliger le palpitant et romanesque récit de ma vie, je vais plutôt vous faire part de ce point de la pensée de Rousseau, que je ne manque pas de trouver intéressant.



Rousseau et le siècle des Lumières.


Le XVIIIe siècle est souvent présenté dans son unité comme étant le "Siècle des Lumières". Nous l'apprenons généralement au lycée : L'éveil de l'esprit philosophique conduit à la remise en cause des notions fondamentales de la métaphysique mais aussi de l'organisation de la société, avec d'importantes réflexions sur la nécessité de séparer les pouvoirs (Montesquieu), d'humaniser la justice (C. Beccaria), etc. La remise en cause de la métaphysique voit le sacre du rationalisme et de l'esprit scientifique : le XVIIIe est aussi le siècle de l'Histoire Naturelle de Buffon et de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Cherchant à diffuser les "lumières", à combattre l'obscurantisme et le despotisme, les philosophes renouent alors avec une philosophie eudémoniste (faisant du bonheur de l'homme la finalité de ses recherches), contre la tradition sotériologique (dont la réflexion porte sur le Salut de l'Homme) qui dominait depuis la fin des grandes philosophies antiques. Ce siècle se présente donc comme une nouvelle phase de l'humanisme.

Cependant, le XVIIIe siècle n'est pas aussi unifié que l'on pourrait le croire en présentant les choses de cette manière : en effet, dans les années 1750 - 1760, le rationalisme philosophique cède progressivement le pas face à l'émergence de ce que l'histoire littéraire a appelé la "sensibilité pré-romantique". Ce mouvement réhabilite la sensibilité, l'émotionnel, sans toutefois ranger la raison au magasin des accessoires. Rousseau est un philosophe caractéristique de cette sensibilité, qu'il a sans doute - avec Diderot - contribué à forger plus que tout autre ; citons Goethe : " Avec Voltaire, c'est un monde qui finit ; avec Rousseau, c'est un monde qui commence. "(2)

Tout en étant un philosophe de son siècle, Rousseau a pris la plupart des idées de ses contemporains à contre-pied. Les philosophes avaient foi dans le progrès de l'Homme et dans la civilisation ; Rousseau fait de la civilisation et de la vie en société la cause de la dépravation de l'homme et l'origine du développement de ses vices : "Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tous temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. "(3) ; ainsi que l'origine de l'inégalité parmi les hommes (pour reprendre le titre d'une de ses dissertations) : "[...] l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. "(4) Sur le chapitre de la religion, Rousseau s'éloigne également de ses contemporains, exprimant dans La Profession de foi du vicaire Savoyard un panthéisme qui s'accorde assez mal avec les tendances athées et déistes partagées par la majorité des philosophes de l'époque, lesquels avaient d'ailleurs vécu la reconversion de Rousseau au protestantisme (en 1754) comme une trahison.


Le point qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article concerne la morale. Là encore, Rousseau développe une pensée radicalement à contre-courant. Parmi les philosophes de l'époque, la question de la morale est souvent abordée du point de vue de l'intérêt personnel, de l'égoïsme de l'Homme. C'est le cas chez Helvetius, pour qui les vertus ont pour unique source " la sensibilité à la douleur et au plaisir physique "(5) et chez qui l'intérêt est conséquemment présenté comme seul ressort des actions humaines. Idées analogues dans Le Système de la nature, où le Baron d'Holbach tente de démontrer que l'homme n'est poussé à agir que par amour-propre ; nous pourrions illustrer notre propos de bien des exemples encore, mais ceux-ci donnent déjà une intéressante idée de la prépondérance dont jouissait une telle conception de la morale. Rousseau s'indigna contre une telle conception et, pour illustrer son propos, imagina le test du mandarin (à moins que ce ne soit Balzac d'après Chateaubriand ?). Avant de vous le soumettre, nous nous permettons une plongée un peu plus en détail dans ce pan de la pensée du philosophe, afin de rendre son indignation plus compréhensible.




La Morale rousseauiste.


Dans la préface de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les Hommes, Rousseau essaye de définir notre nature. Toujours à contre-courant, il ne voit pas dans l'Homme un "animal raisonnable", comme jusqu'alors la majorité de ses condisciples ; la raison n'étant, selon lui, qu'une virtualité que nous possédons en puissance, mais qui ne constitue pas le coeur même de notre nature. Cette dernière, finit-il par expliquer, se caractérise par deux principes majeurs : l'amour de soi et la pitié dont " l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr et souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. "(6) C'est au sentiment de pitié qu'il faut nous attacher plus particulièrement si nous voulons prétendre rendre compte de la morale rousseauiste ; sur ce chapitre, le philosophe conclura : " C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. "(7)

Ce sentiment se trouve chez l'homme à l'état de nature mais, Rousseau nous démontrant avec virtuosité rhétorique que la société et son cortège d'inégalités corrompent l'homme jusqu'à le détourner radicalement de son état de nature - transmuant par exemple l'amour de soi (instinct naturel de conservation) en amour-propre (égoïsme), nous pouvons légitimement nous demander ce qu'il advient du sentiment de pitié : la force corruptrice de la civilisation va-t-elle jusqu'à transformer ou anéantir ce mouvement naturel pourtant constitutif de notre essence d'Homme ? Rousseau nous répond qu'il n'en est rien, tout persuadé qu'il est de la force et du puissant ancrage de ce sentiment dans notre nature ; la société même ne saurait le corrompre tout à fait.

Reste à se demander comment cette pitié naturelle se manifeste concrètement : pour Rousseau c'est par la
conscience qu'elle s'exprime, ce qui permet par ailleurs d'en prouver l'existence effective en en appelant à l'expérience morale de chacun. Notons également que, faisant ainsi de la conscience le guide de l'homme, le philosophe reprend un point majeur de la pensée de Pierre Bayle (8) (qu'il tiédit cependant) : " Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. "(9) Nous aurons évidemment reconnu, derrière ce "principe inné de justice et de vertu", le sentiment de pitié.


Cette conception poussait Rousseau à croire en l'existence d'une conscience morale universelle, manifestation de notre empathie naturelle. Nous comprenons maintenant combien la morale réductible aux intérêts personnels pouvait lui paraître pauvre, fausse et dangereuse ; c'est pourquoi, dans l'Emile, il rétorquera aux théoriciens et défenseurs de cette définition qu'" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne, que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? ai-je peur d'être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d'autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l'augmente. "(10) - C'est nous qui soulignons.

Pour persuader de l'existence effective de cette morale, on imagina le test du mandarin. Ce test est attribué à Rousseau par Balzac, dans un discours du Père Goriot entre Rastignac et Bianchon(11). Il semblerait qu'il s'agisse d'une pure invention - ou d'une erreur d'attribution - de la part de Balzac, mais, à vrai dire, cela n'a pas une importance capitale puisqu'il n'aurait pas été invraisemblable de le trouver dans la bouche du philosophe genevois. Le test est le suivant : Imaginez que d'un simple signe de tête vous provoquiez la mort d'un riche mandarin de Chine, que vous ne connaissez pas, et que, par ce forfait, vous héritiez de toute sa fortune sans que personne sût jamais par quels moyens vous l'avez obtenue. Provoqueriez-vous la mort du mandarin ? Rousseau aurait certainement répondu non à cette question. Et vous ?


Antisthène Ocyrhoé.


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Notes & remarques :

1. Mille excuses pour cet étrange pastiche : je suis en train de lire la Nouvelle Héloïse et crains que cela ne me monte quelque peu à la tête.
2. Malgré quelques recherches, sans doute trop rapides, je n'ai pas retrouvé l'origine exacte de cette célèbre citation.
3. J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, in Oeuvres Complètes, La Pléiade, Gallimard, t.III., p.15
4.
J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
5. Helvetius, De l'esprit, disc. III, chap. IV.
6. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
7.
J.-J. Rousseau, idem, p.156.
9.
J.-J. Rousseau, Emile, IV.
8. Voir à ce sujet P. Bayle, Commentaire Philosophie sur ces paroles de Jésus-Christ etc. dit aussi De la tolérance, 1686 : "[...] Je ne crois pas que personne me conteste la vérité de ce principe, Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est péché, car il est évident que la conscience est une lumière qui nous dit qu'une telle chose est bonne ou mauvaise [...]"
10. J.-J. Rousseau, Idem.
11.
H. Balzac, le Père Goriot :
" - Tu ris sans savoir ce dont il s'agit. As-tu lu Rousseau?
- Oui
- Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu'il ferait au cas où il pourrait s'enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris? "


Images :

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Jean Delville, Orphée.
- Vladimir Velickovic (je n'ai pas trouvé le titre de ce tableau).

La Philosophie, une arme contre l’intolérance ?


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Heidegger et le nazisme.



« Il n’est de pire intolérance que celle de l’intelligence. »(1)
Miguel de Unamuno.



Dans l’idée que l’on s’en fait couramment, la philosophie est fantasmée en incarnation supérieure (voire absconse) de l’intelligence. On pourrait d’autant plus facilement le penser que la création même du terme de philosophie, attribuée mythiquement à Pythagore, va dans ce sens : la sagesse absolue n’appartiendrait en propre qu’à la divinité, et l’homme ne pourrait qu’essayer d’y tendre le plus possible. Ainsi, le philosophe serait celui qui, de tous les hommes, tend le plus vers la sagesse. Nous retrouverons encore un peu de cette idée au début du XIXe siècle, chez Hegel, quand il affirme qu’au terme du cheminement de la « Raison » (comprise en tant que puissance spirituelle immanente à l’univers), c’est-à-dire quand cette dernière aboutira à « l’ Idée absolue », nous ne parlerons plus « d’amour de la sagesse » (philosophie), mais de « sagesse » en tant que savoir absolu.

Si nous ramenons ce postulat à la notion de tolérance, il serait facile de s’imaginer qu’elle et la philosophie sont consubstantielles. Concevant aujourd’hui volontiers l’intolérance comme un signe de bêtise, la tolérance nous semble, a contrario, la manifestation minimale de l’intelligence et de l’ouverture d’esprit. En tant que la philosophie se donne pour tâche de comprendre l’homme et le monde de la manière la plus rationnelle possible, on conçoit difficilement qu’elle ne s’oppose pas à l’intolérance quand elle y est confrontée.

Dans les faits, nous pouvons effectivement constater que les premiers à promouvoir la notion de tolérance sont des philosophes : J. Locke (Lettre sur la tolérance, 1686) ou encore P. Bayle (Commentaire philosophique, 1686). De même, ceux qui, au XVIIIe siècle, assureront la diffusion de cette idée de tolérance sont encore des philosophes : pensons aux combats extrêmement médiatisés de Voltaire contre certaines formes d’intolérance, dont l’Histoire retiendra surtout l’affaire Calas, à l’occasion de laquelle il écrit son célèbre Traité sur la tolérance (1763).



Nous pourrions voir là une validation de notre postulat initial. Mais ce serait raisonner beaucoup trop superficiellement. En effet, que les premiers défenseurs de la tolérance soient des philosophes ne prouve en rien que cette notion émane naturellement et irréfragablement de la philosophie. D’ailleurs, en regardant plus attentivement, on s’apercevra aisément que Voltaire n’a pas toujours été un parangon de tolérance, et que la tolérance proposée par des gens comme Montesquieu (De l’esprit des lois, 1748) ou Rousseau (Du contrat social, 1762), n’est pas forcément aussi solide et aussi tolérante que l’on pourrait le croire de prime abord.

Mais l’un des exemples qui paraît illustrer avec le plus de force l’absence de liens entre philosophie proprement dite et tolérance semble être le cas du philosophe allemand, M. Heidegger. Ce dernier est l’auteur de l’une des philosophies les plus riches de la première moitié du XXe siècle, et sa pensée connaît encore un rayonnement considérable de nos jours. Ce grand philosophe, pourtant, a adhéré à l’une des idéologies les plus intolérantes de l’Histoire : le nazisme. Par exigence de brièveté, nous nous limiterons à cet exemple, mais il en existe d’autres tout aussi intéressants (Hegel et Napoléon ; Freud et Mussolini ; Sartre et l’URSS, etc.).

Heidegger a appartenu au parti nazi de 1932 à 1945. Il semblerait néanmoins qu’il se soit fortement éloigné de l’idéologie du parti dès 1934, année où il démissionne de son poste de recteur de l’Université de Fribourg. À compter de ce moment, sans toutefois quitter le parti (pour des raisons de sécurité personnelle sans doute), il manifestera des formes de résistance (très) passive au régime – en refusant de commencer ses cours par le salut hitlérien, par exemple. Reste que son engagement et son zèle ne font aucun doute pour la période 1932 – 1934. Des témoignages nous apprennent qu’il ne faisait pas mystère de sa « foi en Hitler »(2), et, dans certains de ces discours, nous retrouvons clairement certaines idées nazies : ainsi, dans l’un d’eux, il parle d’« exploiter à fond les possibilités fondamentales de l'essence de la souche originellement germanique et de les conduire jusqu'à la domination » (3).

Cet engagement a suscité et suscite encore de nombreuses controverses et pose le problème capital de la responsabilité de l’intellectuel ou du philosophe dans une société. Si nous recentrons la problématique sur notre postulat, cela nous pousse à nous poser certaines questions fondamentales : une grande philosophie peut-elle être intolérante ou justifier un régime particulièrement intolérant ? Et si elle n’est pas, en elle-même, intolérante, comment expliquer l’adhésion de Heidegger ?

De toute évidence, la philosophie de Heidegger est beaucoup trop riche et complexe pour aller de pair avec une idéologie aussi pauvre et brutale que le nazisme. Il n’est pas pensable d’affirmer qu’il s’agirait là une philosophie nazie. D’ailleurs, ironie du sort, les nazis eux-mêmes, incapables de percer la complexité du système heideggérien, soupçonnaient ce dernier d’influences talmudiques (4)… (Comment, sinon, justifier tant d’obscurité dans les raisonnements ?...).

Force est pourtant de constater que ce système, s’il ne promeut ni ne justifie l’intolérance, ne prône pas non plus la tolérance, faute de quoi Heidegger aurait été en contradiction radicale avec lui-même en adhérant à la mouvance nazie. En fait, à y regarder de près, sa philosophie semble marquée par une absence importante, qui justifie qu’il ait pu, tout en étant un immense penseur, être nazi : cette philosophie est profondément dépourvue de morale. Antihumaniste affiché, le philosophe ne parle d’ailleurs jamais d’Homme ou d’hommes, mais uniquement d’étants, d’Être et de Dasein. Nous suivons ici E. Levinas, penseur de l’altérité, selon lequel l’éthique serait dangereusement absente de la philosophie de Heidegger (5)

Nous voyons par cet exemple que la philosophie, si elle peut être une arme contre l’intolérance, ne l’est pas de manière immanente. La philosophie ne saurait donc être l’objet d’une admiration sans partage. Il en va d’ailleurs de même pour la religion : l’idée de tolérance n’est-elle pas contenue, en creux, dans cette phrase de l’Ancien Testament « ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse à toi-même » ? Or, l'exemple des guerres de religion ayant déchiré l'Europe a suffisamment illustré que si la religion a conduit à l’intolérance, c’est aussi (surtout ?) parce qu’elle avait perdu de vue la morale des Évangiles. (Que l'on pense à cette injonction de Voltaire : « que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut aimer [Dieu] ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire » (6).) Reste à élargir le débat sur cette question : les vraies armes contre l’intolérance ne seraient-elles pas à chercher plus fondamentalement du côté de l'éthique et de la morale ?


Antisthène Ocyrhoé.

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Notes :
1. M. de Unamuno, Ma religion et autres essais, 1910.
2. K. Löwith, Ma vie en Allemagne et après 1933.
3. M. Heidegger, Gesamtausgabe (œuvres complètes), t. 36-37, p. 89
4. R. Safranski, Heidegger et son temps, 1996.
5. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1978.
6. Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763.


Image : La famille Calas, Carmontelle.

[Le texte du mois] M. Onfray, Politique du rebelle.


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C
'est avec ce passage de la Politique du Rebelle, dans lequel je retrouve plusieurs idées qui avaient déjà été source de méditations pour mo
i, que j'inaugure sur ce blog le libellés "Texte du mois".

Le but de cette section sera de vous faire partager une expérience de lecture qui a compté pour nous, qui nous a touchés, nous a faits réfléchir ; voire de vous donner envie de lire tel ou tel ouvrage, non en donnant un compte-rendu, toujours subjectif, lacunaire et peu prompt à communiquer l'atmosphère d'une œuvre ; mais en vous confrontant directement au texte-même, à travers un extrait qui nous paraitra révélateur tant du contenu que de l'esprit de l'ouvrage.

Le texte choisi étant long, je me borne à faire court pour cette fois et vous laisse plonger in médias res dans la lecture, sans même introduire l'ouvrage ; et oui, je suis comme ça moi.

Bonne lecture !


Antisthène Ocyrhoé.

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" [...] Restons dans la terminologie de Dante et parlons alors d'une bolge qui contient ceux qu'on a privés, non plus d'activité, comme les précédents, mais de travail. On y voit les immigrés clandestins, les réfugiés politiques, les chômeurs, voire cette catégorie associée à la panoplie des signes nouveaux : les érémistes qu'on peut définir comme les assistés a minima, avant le basculement de leur destin du côté des damnés. Gens sans terre et sans ouvrage, sans nationalité et sans travail, ils sont bien souvent par-delà les lisières des lieux où se prennent les décisions, aux frontières nettes et tranchées, là où croupissent les victimes de la force centrifuge des villes, brutales, cruelles et impitoyables : banlieues, cités, zones d'immeubles qui logent parfois en un seul bâtiment l'équivalent de la population d'un gros bourg de province sans rien de ce qui permet la convivialité des villages de campagne.

Là où ils sont vivent ceux sur lesquels toujours le pouvoir s'exerce, et qui, sans discontinuer et sans rémission, subissent les misères, les calamités sociales et les brimades consubstantielles aux délires du Léviathan. Venus de Somalie où les clans en guerre s'entretuent, d'Algérie où sévissent les hystériques intégristes, de Bosnie où purifient toujours les Serbes, de Moldavie où l'antisémitisme fait rage, Tamouls chassés par la guerre civile, Afghans persécutés par les musulmans au pouvoir, Tziganes encore et toujours les proies fétiches des fascistes en bande, Ethiopiens chassés par la famine, Maghrébins arrachés à leur terre sèches et désertiques, tous ont quitté un enfer pour en trouver un autre, préféré toutefois à celui où l'on risque de mourir de faim, de guerre, de persécution ou de terrorisme.

Errants sans attaches, de passage et déracinés, attendant de la France l'hospitalité que sans cesse et à la face du monde elle dit offrir, et que toujours elle offre chichement, ils sont les réprouvés sur lesquels d'autres réprouvés, souvent, concentrent toute leur agressivité, trouvant bouc émissaire idéal dans plus malheureux que soi, plus pauvre et plus démuni. Pourtant, tous font les frais des us et coutumes du Léviathan en civilisation capitaliste, tous subissent et supportent les mêmes dénégations d'un social qui fustige et persécute ceux qui revendiquent une misère en guise de paiement et de salaire pour cette richesse qui fait défaut - le travail. Or ledit défaut de travail est savamment entretenu par ceux qui ont intérêt à cette pénurie : les acteurs et les bénéficiaires du capitalisme emballé pour lesquels c'est pain blanc de disposer d'un réservoir de main d'oeuvre d'autant plus prête à accepter n'importe quoi et sous n'importe quelle condition qu'elle croupit dans les zones les plus incandescentes et les plus dangereuses du paupérisme.

Embarqués sur les mêmes bateaux précaires, les chômeurs autochtones, ceux aussi qui vivent du revenu minimum d'insertion, grossissent des forces improductives dans une logique qui fait du travail une valeur absolue, une éthique à proprement parler. Or cette morale doloriste découle directement des schémas chrétiens selon lesquels le labeur a pour généalogie la nature pécheresse des hommes et qu'il en va de la souffrance consubstantielle au travail comme d'une punition, d'une expiation, nécessaires en vertu de fautes commises par le premier homme : le travail doit être souffrance, pour ceux qui en ont, et malédiction pour ceux qui en sont privés. Alors triomphe l'idéologie dominante de l'idéal ascétique : ceux qui le subissent n'ont pas les moyens d'y échapper, ceux qui le désirent n'ont pas le loisir d'y accéder. En attendant, tous souffrent par lui, pour lui.

Qu'on se souvienne de l'étymologie, une fois encore, qui fait découler le travail du tripalium, cet instrument de torture disant assez ce qu'il faudrait penser de toute activité laborieuse et salariée si nous n'étions soumis, pieds et poings liés, aux épistémès, pour le dire comme Foucault, qui procèdent de la haine du corps et jubilent de toutes les activités qui permettent la castration, la contention, la rétention, la suspicion à l'endroit de la chair, des désirs et des plaisirs. La religion du travail fait du chômeur un martyr, la ferveur qu'elle exige et les sacrifices qu'elle veut ont transformé les demandeurs d'emploi en pécheurs et en pénitents qui peuvent obtenir un pardon et le salut dans la mesure où ils auront mérité et gagné une rédemption à force d'impassibilité et de soumission aux nécessités des lois sinon de la fatalité du moins d'un marché faisant régner sa terreur par la pénurie organisée du travail en lieu et place d'un partage. D'autant qu'une autre répartition diminuerait les peines collectives de ceux qui souffrent d'un trop de travail et de ceux qui peinent de n'en pas avoir.

Utopie, diront d'aucuns dont les ancêtres, déjà, il y a deux siècles, vociféraient les mêmes invectives alors que d'autres parlaient de supprimer le colonialisme, le servage, l'esclavage ou le travail des enfants. Avec leurs cris d'orfraies qui prophétisaient la fin de l'économie, la régression séculaire, la catastrophe monétaire, l'effondrement des marchés, ils n'ont cessé dans l'histoire d'être démentis par les faits mais n'en finissent pas pour autant de persister dans le catastrophisme dès qu'il s'agit de justifier l'état des choses et de légitimer le monde comme il va.

A défaut, pour entretenir la mangeoire du Léviathan en l'état, les auxiliaires du gros animal, ses thuriféraires, enseignent que l'improductif d'aujourd'hui doit vivre d'espoir avant de devenir le productif de demain. De sorte que soucieux de lendemains qui chantent mais n'arrivent jamais - puisque sans cesse remis au surlendemain par les économistes libéraux, ces charlatans patentés de nos époques -, les réprouvés se contentent de déchanter au jour le jour, et acceptent, dociles, soumis, l'état dans lequel on les entretient. Consommer, du moins devenir un travailleur récompensé pour ce qu'il abdique de liberté et d'autonomie par le pouvoir d'acheter de ridicules bimbeloteries célébrées comme des fétiches, voilà ce qui est présenté en guise d'horizon chimérique à ceux dont l'aspiration est l'entrée avec tambours et trompettes dans le troisième cercle. "



Michel Onfray,
La politique du rebelle
:
traité de résistance et d'insoumission
,
Biblio Essais, le Livre de Poche, 1997.

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Couverture : Tête de jeune homme
de trois quart vers la droite
, Raphaël.



Ithaque à nez comique.



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Dans les Essais de Montaigne, nous pouvons lire, en titre d'un paragraphe, cette assertion déconcertante : "Que philosopher, c'est apprendre à mourir". Triste conception de la philosophie qui veut que la finalité de la matière consiste à se préparer à la mort pour ne plus la craindre ! Triste et, notons-le au passage, absurde, car il est illusoire de croire que l'on peut apprendre à mourir : "On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit chaque jour exécuter ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire bonne figure sur l'échafaud et qui, entre temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole." (J.-P. Sartre, l'Être et le Néant, p. 591) Ce qui signifie, plus clairement, que nous ne saurions attendre la mort ou prendre une attitude envers elle, car "elle est ce qui se révèle comme l'indécouvrable, ce qui désarme toutes les attentes" (J.-P. Sartre, idem). Bref, pendant que nous apprendrions à mourir, ne risquerions-nous pas d'oublier de vivre ?

Mais je caricature sciemment la posture stoïcienne de Montaigne pour le besoin de mon raisonnement ; je voulais simplement en venir au fait que nous refusons de prendre la philosophie trop au sérieux, d'en faire quelque chose de grave, de triste, et - ce qui est pire autant que fréquent - d'abscons ; tout au contraire, nous voulons en faire un outil agréable pour badiner, mais aussi pour déconsidérer cette gravité affectée dont on voudrait que nos vies soient marquées, et que nous ne voyons que trop souvent sur le visage de nos contemporains ! Oui oui, vous avez bien compris l'implicite : nous croyons que l'on nous conditionne à être bête et à nous prendre bien trop au sérieux ! Heureusement, nous croyons également pouvoir toujours faire quelque chose de ce que l'on a fait de nous.

Avec ce blog, nous voulons partager avec vous toutes sortes de choses. Nous ne parlerons absolument pas que de philosophie, mais, considérant la philosophie comme un outil de dédramatisation du monde et de réflexion au sens étendu du terme, nous philosopherons tout le temps, fut-ce par l'absurde, le comique ou le non-sens ! Il s'agit donc de faire partager des découvertes, de parler de livre, de film, de danse, mais aussi de poulet et de moustache si l'envie nous en prend, car une phrase aussi absurde que "Si l'on cache un homme dans une moustache, on pourra le manger plus tard", peut être recouverte d'un contenu philosophique, et pas des plus ennuyeux encore ! Nous voulons laisser trace ici de ce qui nous amuse - et n'amusera peut-être que nous -, de ce qui nous fait réfléchir : bref, du sublime au grotesque, de toute ces petites traces qui constituent et animent notre quotidien, et que nous souhaitons poser sur un support afin de nous ouvrir à vous, mais peut-être surtout, plus simplement, dans le but de figer quelque part ces éléments trop souvent fugitifs, qui, à leurs manières, sont aussi constitutifs de ce que nous sommes ou avons été à un moment donné de notre existence.

Je réalise que je dis "nous" depuis le début, et n'en ai pas encore rendu compte : ce n'est pas que je souffre d'un trouble du comportement qui me laisserait accroire être plusieurs ; simplement, ce lieu condensera les méfaits de plusieurs auteurs ; vous pouvez déjà voir que nous sommes deux scripteurs affichés, mais le blog ne se limitera sans doute pas à cela. Nous nous attacherons d'ailleurs à jouer du masque de la pseudonymie, non pas pour préserver notre vie privée ou je ne sais quoi, mais juste parce que l'auteur d'un texte n'a aucune importance : ce qui est important, c'est le texte donné en partage, et les expériences de lecture que nous n'osons espérer susciter, mais que nous susciterons peut-être tout de même quelque fois, comme malgré nous.

Multiplicité des sujets, des auteurs ; volonté de converser avec sérieux ou avec humour, de raisonner, de déraisonner, d'être profond, d'être absurde : vous l'aurez compris, ce blog prendra la forme d'un véritable pot-pourri et nous nous soucions aussi peu de cohérence que nous ne donnons de prix aux philosophies de système ; nous en remplirons les pages "à nos heures de loisir et avec toute sorte de liberté, selon que les choses se présenterons à [notre] pensée." (P. Bayle, Pensées sur la Comète.)

Nous nous proposons donc de renverser la formule de Montaigne, et d'essayer, à notre niveau, de faire du rire, de la connaissance et du refus de l'esprit de sérieux, les moyen de nous délasser, mais, plus profondément encore, d'exister avec le plus de joie et de légèreté possible. Ainsi, nous n'hésitons pas à mettre notre page sous le sceau de ce postulat : Que philosopher, c'est apprendre à sourire.


Antisthène Ocyrhoé.

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Image : Démocrite riant, Hendrick Terbrugghen