Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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A propos d'André Gorz.


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J'ai été surpris, au cours de mes pérégrinations sur le "ouèbe", de lire pas mal de chroniques sur l'ouvrage d'André Gorz intitulé Lettre à D. Voir l'ouvrage d'un philosophe se répandre sur les blogs de lectures, c'est assez surprenant pour être remarqué. Et puis, j'ai lu un peu, j'ai appris son suicide, le sujet de l'ouvrage, et j'ai compris. On lit André Gorz, certes, mais parce que lui et sa femme se sont suicidés ensemble, afin qu'aucun des deux n'ait à enterrer l'autre, et parce, de cet amour intense, il est question dans ce livre. C'est vrai que, quand on apprend ça, on a envie de s'exclamer, admiratif : mais quel geste !


Cependant, je trouve un peu dommage de voir Gorz réduit presque à ce seul livre...(Je ne sais pas si on lit les autres, mais en tout cas on en parle beaucoup moins, pour ne pas dire pas du tout). Pour moi, André Gorz est avant tout un des grands philosophes du 20e siècle, un penseur incontournable de la réflexion sur le travail, la technique, et de bien d'autres choses encore. C'est sûr, Métamorphose du travail : Critique de la raison économique, est un ouvrage beaucoup moins romantique et poétique, mais sans doute beaucoup plus concret et stimulant pour penser le quotidien : Gorz y montre, notamment, comment il serait possible de réduire au minimum le travail en faisant un usage politique plus intelligent et moins socialement intéressé de la technique. Il dénonce aussi, et ce point est encore d'une actualité brulante, l'incompatibilité qui existe entre le développement d'un travail de plus en plus technique et abstrait et la (re)valorisation du travail comme source d'épanouissement personnel :

"Ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas demander à la technique. On peut lui demander d'accroître l'efficacité du travail et d'en réduire la durée, la peine. Mais il faut savoir que la puissance accrue de la technique a un prix : elle coupe le travail de la vie et la culture professionnelle de la culture du quotidien ; elle exige une domination despotique de soi en échange d'une domination accrue de la nature ; elle rétrécit le champ de l'expérience sensible et de l'autonomie existentielle ; elle sépare le producteur du produit au point qu'il ne connaît plus la finalité de ce qu'il fait.
Ce prix de la technicisation ne devient acceptable que dans la mesure où elle économise du travail et du temps. C'est là son but déclaré. Elle n'en a pas d'autre. Elle est faite pour que les hommes produisent plus et mieux avec moins d'effort en moins de temps. En une heure de son temps de travail, chaque travailleur de type nouveau économise dix heures de travail classique ; ou trente heures ; ou cinq, peu importe. Si l'économie de temps de travail n'est pas son but, sa profession n'a pas de sens. S'il a pour ambition ou pour idéal que le travail remplisse la vie de chacun et en soit la principale source de sens, il est en contradiction complète avec ce qu'il fait. S'il croit à ce qu'il fait, il doit croire aussi que les individus ne s'accomplissent pas seulement dans leur profession. S'il aime faire son travail, il faut qu'il soit convaincu que le travail n'est pas tout, qu'il y a des choses aussi importantes ou plus importantes que lui. Des choses pour lesquelles les gens n'ont jamais assez de temps, pour lesquelles lui-même a besoin de plus de temps. Des choses que le "technicisme machinique" leur donnera le temps de faire, doit leur donner le temps de faire en leur restituant alors au centuple ce que "l'appauvrissement du penser et de l'expérience sensible" leur a fait perdre.
Je le répète encore et encore : un travail qui a pour effet et pour but de faire économiser du travail ne peut pas, en même temps, glorifier le travail comme la source essentielle de l'identité et de l'épanouissement personnels. Le sens de l'actuelle révolution technique ne peut pas être de réhabiliter l'éthique du travail, l'identification au travail. Elle n'a de sens que si elle élargit le champ des activités non professionnelles dans lesquelles chacun, chacune, y compris les travailleurs de type nouveau, puissent épanouir la part d'humanité qui, dans le travail technicisé, ne trouve pas d'emploi."

André Gorz, Métamorphose du travail : Critique de la raison économique, Folio Essais.

La bataille d'Ubu roi


~ Notes éparses sur une querelle littéraire rigolote.

La pièce Ubu roi, portée sur scène en 1896, prend sa source sur les bancs d'un lycée à Rennes. L'étrange personnage a pour modèle un professeur de physique fort chahuté par ses élèves, M. Hébert, inspirateur de toute une geste inventive et potache qui circule d'élèves en élèves. C'est alors qu'arrive dans ce lycée rennais un certain Alfred Jarry, qui récupèrera notamment une pièce, parmi tous les écrits sur le personnage : Les polonais. C'est par son intermédiaire que ce qui n'était qu'un délire sans grande conséquence entre copains de classe deviendra littéralement un symbole et un mythe de l'histoire littéraire.
Le jeune homme part pour Paris, la pièce sous le bras et une marionnette dans sa valise, et fréquente différents acteurs de la scène littéraire dont Marcel Schwob, Alfred Valette , directeur du Mercure de France et sa femme Rachilde. Dans le milieu symboliste, la figure d'Ubu fait son apparition, au cours de représentations privées ou inséré dans des textes poétiques publiés dans diverses revues. C'est finalement au Théâtre de l'œuvre dirigé par Lugné-Poe, que le spectacle est annoncé ...



Ce 9 Décembre 1986, un autre évènement d'importance dispute la vedette à la représentation de Jarry ... Rue Scribe est organisé un grand banquet en l'honneur d'une actrice mythique, icône du grand théâtre officiel de la fin du XIXème siècle : Sarah Bernhardt. Qu'importe : la générale et la première d'Ubu roi attirent tout de même un vaste public, composé de "gensdelettres" de tous bords et de vieilles connaissances d'Alfred Jarry. Georges Rémond dans La bataille d'Ubu roi lui fait dire : "Le scandale devait dépasser celui de Phèdre ou d'Hernani. Il fallait que la pièce n'allât pas jusqu'au bout et que le théâtre éclatât." Et il faut dire qu'alors la pièce a tout pour choquer : les accessoires et instruments de scène sont en carton (pensons par exemple aux chevaux à roulettes), les lieux évoqués par la pièce indiqués par une simple pancarte qu'on change au besoin, l'acteur principal est affublé d'un masque qui lui pince et le nez et d'une bedaine en carton, la toile peinte par plusieurs artistes est d'une absurdité accomplie. Dans son discours introducteur, Jarry la décrit ainsi : "vous verrez des portes s'ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits éléphants perchées sur des étagères." L'auteur se paie d'ailleurs le luxe de prononcer un discours introducteur d'une voix inaudible avant l'ouverture de rideau, fardé de blanc ; celui-ci s'achève sur cette phrase : "[l'action] se passe en Pologne, c'est à dire Nulle Part." La pièce peut alors commencer : l'acteur jouant Ubu s'avance et prononce un "Merdre !" retentissant. Georges Rémond précise quant à lui l'étrange requête que Jarry leur aurait adressé : "Nous devions donc provoquer le tumulte en poussant des cris de fureur si l'on applaudissait, ce qui, après tout, n'était pas exclu ; des hurlements d'admiration et d'extase si l'on sifflait. Nous devions également, si possible, nous colleter avec nos voisins et faire pleuvoir des projectiles sur les fauteuils d'orchestre." Tous les ingrédients semblent donc réunir pour provoquer le plus éclatant des scandales ...


Sans grande surprise, le pari est réussi : la bataille d'Ubu roi, c'est la bataille d'Hernani mais en plus rigolo. Peu de gens eurent le privilège d'entendre les répliques échangées par les acteurs, la majeure partie du spectacle se trouve être parmi les spectateurs. Parmi les cris et les vociférations de la salle, Georges Rémond relève en vrac : "Ouigre congre !" , "outre, boufre", "bouffresque" et 'mangre cochon" (pour ceux qui, apparemment, ont été marqués par le "Merdre" liminaire ...) ; "C'est sublime !", "Tas d'idiots ! vous ne comprendriez pas mieux Shakespeare !" ou même "Silence aux petits pâtissiers !". Il rapporte également qu'un homme étrange (qu'on soupçonne être Péladan, écrivain français un brin mystique), cria par deux fois "Ohé les races latines ! Ohé les races latines !". Fernand Lot, lui, rapporte que le préposé aux éclairages plongeait de temps en temps la salle agitée dans l'obscurité la plus complète avant de rallumer toutes les lampes, dans l'intention de calmer un peu les agitateurs dissimulés dans la pénombre ...



A ces représentations, se sont finalement réunis des artistes et des critiques de tous bords, classco-traditionnels ou appartenant à l'avant-garde, "poètes chevelus, esthètes crasseux et grandiloques" selon le mot de Jean Tailhade. En reprenant cette pièce et en la portant sur la scène parisienne, Alfred Jarry avait frappé un grand coup. Ubu roi ne connut que deux représentations, les 9 et 10 Décembre. Le désordre causé , le scandale qui fit rage élèvera la pièce au rang de mythe.
Et aux chahuteurs de la classe du professeur Hébert ont succédé les querelles des "gensdelettres" parisiens.

"De par ma chandelle verte !"

(Informations tirées de l'appareil critique d'Ubu roi en folio classique, et du foliothèque sur le cycle Ubu.)

Death Note, manga philosophique ?


{Avec spoilers}


A première vue non, quand on lit les diverses réactions sur les forums ou dans les commentaires des vidéos. Outre les sondages qui cherchent à trancher l’irrésoluble conflit Light Yagami / L ... en terme de séduction et les déclarations d’amour à tel ou tel personnage, on y trouve pêle-mêle les réactions déçues des partisans de Kira en tant qu’incarnation du Mal avec un grand M, de Kira en tant que fondateur d’un monde sans violence en passant par des appels à l’extermination des méchants criminels, seule façon apparente d’accéder à un monde meilleur. Alors de ce point de vue, non, en effet Death Note ne semble pas être une œuvre investie d’un réel message philosophique et se contente d’attiser les passions de nombreux internautes, comme beaucoup d’autres mangas et/ou animes (dont certains sont, au demeurant, très agréables à regarder). Cependant, j’ai envie de croire que Death Note, c’est un peu plus que ça1. Tout d’abord parce que c’est une œuvre qui comporte plusieurs niveaux de lecture, et que des personnes d’un âge et d’une maturité différente y trouveront de quoi nourrir leurs attentes. Et aussi parce qu'elle suscite, plus qu'un choix ou un positionnement défini, un questionnement face à des problèmes moraux ou, allons-y franchement, existentiels...


Reprenons un instant pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de cette série. La base du scénario de Death Note est relativement simple : Light Yagami, lycéen brillant, ramasse un jour un "cahier de la mort" qu'un shinigami, Riûk, laisse tomber : un objet tout sauf anodin puisque si l’on écrit le nom d’une personne dans ce carnet, en ayant son visage en tête, la personne meurt presque instantanément. Light décide par ce moyen d’éliminer tous les criminels, dans l’espoir de créer un monde meilleur, sans crime ni corruption d’aucune sorte - et, accessoirement, de régner sur ce nouveau monde. Le mystérieux meurtrier dont personne ne connaît l'identité est rapidement surnommé Kira. Light affrontera alors L, brillant détective qui, associé à la police japonaise, cherche à tout prix à stopper les agissements de Kira. Deux personnages opposés en tous points qui seront amenés à se rencontrer et même à travailler ensemble au fil de l’enquête. Outre leur conception de la Justice tout à fait opposée, physiquement, « c’est le jour et la nuit » comme on se plait à le souligner : Light, toujours impeccable, lisse et droit, aux traits plus anguleux s’oppose à un L dégingandé, négligé, courbé, souvent pieds nus, avec de gros yeux ronds cernés de noir. Tandis que L tâtonne, retenant sans cesse son jugement, prostré dans son fauteuil, Light avance et agit avec davantage d’assurance, certain de son bon droit.




Il y a souvent diverses raisons subjectives qui font que l’on préfère un personnage à un autre. De là à vouer une admiration sans borne à celui qui remporte la préférence, il y a un grand pas … Que beaucoup n’ont pas hésité à franchir. Dans le cas de Light, il est assez surprenant qu’un personnage qui présente autant de traits négatifs et de contradictions remporte autant les suffrages. Au visionnage de Death Note, ce qui le caractérise en premier lieu, c’est son hybris (ou sa démesure) : gonflé d’orgueil, se voulant porteur à lui seul d’une Justice toute puissante, Light tente d’accéder au statut d’un dieu. Pour servir son dessein, il ira jusqu’à manipuler autrui sans considération des sentiments qu’on lui porte, tromper son entourage et tuer ceux qui osent se mettre en travers de son chemin, qu’ils soient coupables de crimes … Ou non. Le pouvoir d’un dieu de la mort entre les mains d’un être humain, jeune et faillible : voilà quelque chose de bien dangereux … Pourtant Light peut plaire, dans la mesure où il incarne un fantasme de pouvoir, un désir de puissance. Archétype du héros de manga et de récits d’aventure, il représente un être commun qui se voit investi d’un pouvoir qui le dépasse … Le présenter au départ comme un banal lycéen (certes particulièrement brillant) facilite alors un processus d’identification. Cependant, Light perd un peu de son humanité à chaque utilisation du carnet meurtrier, reconnaissant par ailleurs que sa tâche est un fardeau difficile à porter (en rajoutant qu’il est le seul à pouvoir supporter pareille tâche). Ce qui est intéressant également, dans le cheminement de ce personnage, c’est cette image, déjà fort représentée en philosophie comme en littérature du pouvoir corrupteur. Le mythe de l’anneau de Gygès chez Platon 2 ou le motif de l’Anneau Unique qui corrompt son porteur chez Tolkien ne sont pas très loin … Et dans Death Note comme dans Le seigneur des Anneaux, on nous montre à chaque fois qu’un objet investi d’une telle puissance, même employé à des fins louables, finira par se retourner contre son propriétaire.

Death Note est l’occasion d’une réflexion sur la force corruptrice du pouvoir mais également d’une réflexion morale, traitant notamment du problème de la justice et de la peine de mort. Quelle différence, au final, entre Kira qui tue directement ses victimes et L, qui en l’envoyant en prison, sait qu’il risque l’échafaud ? Peut-on, avec l’assurance d’un dessein louable, justifier nos agissements ? A nouveau, le parallèle entre L et Kira peut servir d’exemple : on peut, bien entendu, conspuer l’attitude de Light qui souhaite faire justice lui-même et se sert de meurtres pour arriver à ses fins, mais que dire des méthodes de L qui va jusqu’à emprisonner ses suspects des semaines entières, utiliser la torture psychologique ou faire passer pour lui un criminel afin de tester les pouvoirs de Kira ? Certes, il en est sans doute un qui se tire avantageusement de la comparaison, mais la question ne s’en pose pas moins. L dit lui-même vouloir éviter tout manquement aux droits de l’Homme … Dans la mesure du possible. L’une des qualités de ce manga est qu’il évite, finalement, tout manichéisme ; l’affrontement entre les deux personnages principaux s’avère riche d’enseignement. Car derrière Kira se cache un lycéen déçu du monde dans lequel il vit 3, un jeune garçon qui mourra seul, une fois démasqué, pleurant, suppliant devant la peur de la mort. Derrière L, un gamin solitaire qui soupire après une amitié, reconnaissant lui-même qu’il est puéril et mauvais joueur, n’accordant sa confiance à personne, et résolvant les enquêtes comme on joue aux énigmes. Pourtant, à travers ces deux personnages, deux conceptions du monde s’affrontent, à mort : c’est au premier qui découvrira la véritable identité de l’autre …


Je parlais en tout début de réflexions existentielles suscitées par Death Note. Il est temps à présent d'expliquer un peu ce que j'entends par là : le manga comme l'anime, au delà de toutes les questions de morale qu'il soulève, traite d'une question qui a hanté les hommes de tous temps : celle de la mort et de l'existence d'un monde après celle-ci. Il faut pour cela se concentrer sur des personnages dont je n'ai pas encore vraiment parlé, à savoir les shinigami ou dieux de la mort. Prenons Riûk en particulier qui, en plus de fournir un élément comique dans une série particulièrement sombre, permet par son détachement de souligner l'absurdité de la condition humaine et le ridicule des comportements humains. En ce sens, la première rencontre entre Light et le shinigami est significative : après avoir écrit ses premiers noms dans le carnet de la mort, le jeune homme se trouve face à face avec un monstre pour le moins impressionnant. Light souhaite alors des réponses :

"Light - Et maintenant que tu (Riûk) est là, que va-t-il se passer ? Tu vas prendre mon âme ?
Riûk - Hein ? Et pourquoi ? C'est encore une idiotie inventée par les humains. Je ne vais rien te faire du tout ... [...]
Light - Alors je n'ai rien à payer pour avoir le droit d'utiliser ce Death Note ?
Riûk - Eh bien si. La terreur et les regrets seront le prix à payer pour les humains qui utilisent ce cahier. [...] Mais ne crois pas que ceux qui utilisent le Death Note iront en enfer ou au paradis ... C'est tout. (rires)
[...] Light - Mais j'ai une question. Pourquoi m'avoir choisi ? Tu m'écoutes ? (Riûk ne répond rien, trop occupé à déguster des pommes) Réponds à ma question !
Riûk - Je ne t'ai pas choisi. J'ai juste fait tomber mon Death Note. Tu croyais peut-être que tu étais un élu parmi les humains ! Tu as rêvé. [...]
Light - Mais pourquoi l'as-tu fait tomber ? Ne me dis pas que c'était une erreur vu que tu as écrit ces instructions pour les humains !
Riûk - Tu veux savoir ? Parce que je m'ennuyais."4

Le décalage entre la désinvolture de Riûk et l'ampleur que prennent les évènements finit par avoir quelque chose de presque drôle. Ne servant que ses propres intérêts, le dieu de la Mort s'alliera de temps en temps au plus offrant (en terme de pommes) mais observera la plupart du temps le comportement des personnages, ne cessant de répéter que "les humains sont fascinants". Les shinigami sont présentés comme des dieux qui ont perdu depuis longtemps le sens de ce qu'ils font et passent la plus grande partie de leur temps à jouer aux osselets sans grande passion. De temps en temps, ils écriront le nom d'un humain dans leur cahier, juste assez pour leur permettre de survivre un peu ... L'intrigue même du manga trouve son fondement dans l'ennui profond de Riûk qui décide de s'amuser un peu en observant ce que feront les humains avec cet objet. A la toute fin, alors que Light a fui, criblé de balles, du hangar où il a été démasqué, ce même shinigami inscrit son nom dans son propre cahier : "Nous aurons bien tué l'ennui ensemble, pas vrai ?" En finissant sur un tel décalage entre la violence qui s'est déchaînée tout au long de cette sombre histoire et le constat du shinigami, ne voudrait-on pas nous dire que la vie humaine est bien peu de chose ?


Pour ma part, je prends Death Note comme une invitation au relativisme et à la réflexion : l'auteur a l'honnêteté de ne pas trancher explicitement entre deux options qui comportent chacune leur lot d'avantages et d'inconvénients ; ce qu'il fait, à travers cette fiction, c'est bien plutôt nous encourager à remettre un peu en question notre conception de la justice et de la morale ainsi que notre vision de la vie humaine, émaillée de superstitions à propos de la mort et d'un hypothétique après ... Et c'est en cela qu'on peut trouver tout de même une dimension philosophique à cette oeuvre ...

Pour les curieux, je vous encourage donc à tenter l'expérience et de plonger dans cette histoire pour le moins tortueuse, servie qui plus est par de très beaux graphismes.




Notes :
1. Petit florilège de commentaires au dernier épisode de l'anime : "omg jai pleuré T_T raito (=Light) est moooort. quelq'un comme lui ça serait bien dans notre monde y en a qui méritent de crever y'aurait plus de guerres si raito était avec nous" ou encore "Quoi Light meurt? c'est pas croyable, on vit dans un monde pourri et c'est comme ça qu'il réagissent avec quelqu'un qui veux les sortir de la!!?? Matsuda t'aurais du crever et Light aurait du rester en vie et créer un nouveau monde comme il l'entend. j'emmerde tout ceux dans l'émission qui ont empêché Light de bâtir un nouveau monde pas un monde pourri ceux qui nuisent il faut LES ÉLIMINER c'est ce que je pense en tout cas je partageais les idées de Light(Kira)" en passant par les commentaires type "Bien fait, il n'avait qu'à pas tuer L" ou "Je veux épouser tel ou tel personnage."
2. L'anneau de Gygès est une histoire racontée dans la République de Platon : Gygès, simple berger, trouve un anneau magique qui peut le rendre invisible, s'il tourne le châton de la bague vers l'intérieur. Il se servira de cet anneau pour voler, tuer, satisfaire ses moindres caprices, parvenant finalement grâce à ce pouvoir, à s'emparer du trône.
3. "Il n'est pire misanthrope qu'un gamin déçu. disait Melville
4.
Discussion tirée du premier épisode de l'anime. N'ayant pas la version papier sur moi, je n'ai pas pu citer le dialogue écrit.


Jonathan Swift : Les Voyages de Gulliver.


Je me permets un petit article sur Jonathan Swift, auteur irlandais du XVIIIe (1667 - 1745), que je considère comme le maître absolu en matière d'humour noir, et comme l'écrivain le plus corrosif du XVIIIe siècle, du moins, de ceux que j'ai eu l'occasion de croiser au fil de mes lectures. Je ne fais pas de biographie pour l'instant, mais on peut trouver cela assez facilement sur le net. Je me contenterais de parler de son chef-d'oeuvre : Les Voyages de Gulliver (1726).



Les voyages de Gulliver constituent une lecture intéressante à plus d'un titre : par une de ces ironies dont l'histoire littéraire est remplie, ce livre est à la fois l'un des plus connus et l'un des plus méconnus du grand public.

L'un des plus connus, car, à l'instar d'autres romans de la même période — Robinson Crusoé par exemple — on a adapté son univers imaginaire fécond à la littérature enfantine. Le royaume des géants, celui des vertueux chevaux « houyhnhnms », ou, bien sûr, celui des Lilliputiens, constituent évidemment une aubaine pour les créateurs de dessins animés en mal d'imagination, ainsi qu'une réserve d'histoires facilement adaptable à l'imaginaire enfantin, si friand de toutes ces créatures de contes de fées.

D'une certaine manière, il semble que tous ces ingrédients ont fait la popularité de l'œuvre autant qu’ils sont cause de la méconnaissance profonde dont souffre l’ouvrage. Car, si une chose est sûre, c'est que Swift n'a jamais eu en tête d'écrire un livre pour les enfants. D'une part, il faut se souvenir qu'au début du XVIIIe siècle, l'enfant est compté pour rien dans la société, et que cela aurait paru d’une grande bizarrerie qu'un homme érudit et renommé perde son temps à lui composer un ouvrage. D'autre part, loin de vouloir divertir les enfants, Swift ne souhaite même pas amuser le grand public : ainsi qu'il le dit lui-même dans une lettre au poète Alexander Pope, « La fin principale que je me propose dans toutes mes œuvres est de meurtrir les hommes plutôt que de les amuser.»

Le doyen de St-Patrick, dont André Breton dira dans son Premier manifeste du surréalisme qu'il est « surréaliste dans la méchanceté », s'avère en effet un polémiste de premier rang, faisant office de maître indépassable en matière d'humour noir. Ainsi, son œuvre peut à juste titre être qualifiée de « grinçante » : derrière tous les voyages étranges du Docteur se lit — de manière à peine voilée — une critique radicale, acerbe et désabusée de l'Angleterre, des Anglais, de la culture occidentale, mais aussi de la nature humaine. Ces quelques lignes me semblent suffisamment éloquentes :

« Mon petit ami Grildrig, vous m'avez fait de votre pays [l'Angleterre] un panégyrique tout à fait admirable. Vous avez nettement prouvé que l'ignorance, l'incapacité et le vice sont les qualités que vous requérez d'un législateur, et que personne n'explique, n'interprète et n'applique les lois, aussi bien que ceux dont l'intérêt et le talent consistent à les dénaturer. [...] Je le puis tirer qu'une conclusion : c'est que les gens de votre race forment, dans leur ensemble, la plus odieuse petite vermine à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la Terre. » (2e Partie, chapitre VI)

Ou encore, plus loin : « Il [le maître Houyhnhnms de Gulliver] nous considérait [les hommes] comme une sorte d'animaux, qui avaient reçu en partage, il ignorait par quel accident, quelques bribes de raison : mais nous utilisions celle-ci uniquement comme moyen d'aggraver notre dépravation naturelle et d'acquérir de nouveaux vices que la Nature ne nous avait pas donnés. Nous faisions exprès de nous dépouiller des quelques heureuses qualités qu'elle nous avait accordées, et nous avions parfaitement réussi à multiplier nos besoins primitifs, de sorte que nous passions toute notre vie à faire des efforts inutiles pour les satisfaire d'une façon ou d'une autre. » (4e partie, chapitre VII).

Ainsi, à la fin de ses nombreux périples, le Docteur Gulliver deviendra un misanthrope achevé, honteux de son humanité, ne supportant plus ses congénères, et contrit d'avoir eu des enfants, contribuant ainsi à la perpétuation d'une espèce qu'il juge dorénavant haïssable et méprisable sans recours.

Ce texte, en plus d'une critique de moraliste désabusé peignant en noir la nature humaine, se double d'une satire politique virulente : l'épisode de l'île volante de Laputa faisant office d’allégorie satirique et véhémente dénonçant la tyrannie politique exercée par l'Angleterre sur l'Irlande.

Toutefois, ne concluons pas trop vite que, si les hommes tels qu'ils paraissent dans l'univers de Swift servent de repoussoir, les peuples croisés par Gulliver servent, à l'inverse, de modèle utopique sur lesquels nous pourrions modeler notre conduite : outre que certains peuples rencontrés par le Docteur sont des peuples humains aussi mauvais que les autres, les peuples des lilliputiens et des géants, pour être sans doute moins néfastes que les hommes, n'en sont pas moins frappés de vices similaires, comme en témoigne la méchanceté de certains personnages à l'encontre de Gulliver, quel que soit le lieu où il se trouve (ainsi, le géant qui le recueille d'abord en fait un monstre de foire dans le seul but de s'enrichir ; certains lilliputiens jaloux complotent la perte du docteur, etc.) Même la figure des « vertueux chevaux Houyhnhmns » n'est pas parfaite, puisque leur froide raison les rend monstrueux au point que nous les voyons disserter sur les dispositions à prendre pour exterminer la race humaine peuplant leur territoire (les fameux « Yahoos »).

Roman d'une noirceur totale, les voyages de Gulliver semblent bien n'être rien moins qu'un ouvrage pour la jeunesse. Cependant, que le lecteur ne craigne pas de sombrer dans le plus total désespoir à la lecture d'un ouvrage aussi sombre sur le fond : cette métaphysique désabusée est agréablement servie par une écriture alerte, vive, prenante, et le tout est plein d’épisodes burlesques et absurdes, ainsi que d'un humour corrosif qui provoquera plus d'un éclat de rire chez celui qu'une foi inébranlable en la vertu de l’homme n'anime pas. À déconseiller aux optimistes naïfs, donc, mais à recommander chaudement à tous les autres comme une lecture roborative au plus haut degré, qui donne à rire et à sourire autant qu'à réfléchir.

Eucrasiquement,


Antisthène Ocyrhoé.