Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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A propos d'André Gorz.


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J'ai été surpris, au cours de mes pérégrinations sur le "ouèbe", de lire pas mal de chroniques sur l'ouvrage d'André Gorz intitulé Lettre à D. Voir l'ouvrage d'un philosophe se répandre sur les blogs de lectures, c'est assez surprenant pour être remarqué. Et puis, j'ai lu un peu, j'ai appris son suicide, le sujet de l'ouvrage, et j'ai compris. On lit André Gorz, certes, mais parce que lui et sa femme se sont suicidés ensemble, afin qu'aucun des deux n'ait à enterrer l'autre, et parce, de cet amour intense, il est question dans ce livre. C'est vrai que, quand on apprend ça, on a envie de s'exclamer, admiratif : mais quel geste !


Cependant, je trouve un peu dommage de voir Gorz réduit presque à ce seul livre...(Je ne sais pas si on lit les autres, mais en tout cas on en parle beaucoup moins, pour ne pas dire pas du tout). Pour moi, André Gorz est avant tout un des grands philosophes du 20e siècle, un penseur incontournable de la réflexion sur le travail, la technique, et de bien d'autres choses encore. C'est sûr, Métamorphose du travail : Critique de la raison économique, est un ouvrage beaucoup moins romantique et poétique, mais sans doute beaucoup plus concret et stimulant pour penser le quotidien : Gorz y montre, notamment, comment il serait possible de réduire au minimum le travail en faisant un usage politique plus intelligent et moins socialement intéressé de la technique. Il dénonce aussi, et ce point est encore d'une actualité brulante, l'incompatibilité qui existe entre le développement d'un travail de plus en plus technique et abstrait et la (re)valorisation du travail comme source d'épanouissement personnel :

"Ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas demander à la technique. On peut lui demander d'accroître l'efficacité du travail et d'en réduire la durée, la peine. Mais il faut savoir que la puissance accrue de la technique a un prix : elle coupe le travail de la vie et la culture professionnelle de la culture du quotidien ; elle exige une domination despotique de soi en échange d'une domination accrue de la nature ; elle rétrécit le champ de l'expérience sensible et de l'autonomie existentielle ; elle sépare le producteur du produit au point qu'il ne connaît plus la finalité de ce qu'il fait.
Ce prix de la technicisation ne devient acceptable que dans la mesure où elle économise du travail et du temps. C'est là son but déclaré. Elle n'en a pas d'autre. Elle est faite pour que les hommes produisent plus et mieux avec moins d'effort en moins de temps. En une heure de son temps de travail, chaque travailleur de type nouveau économise dix heures de travail classique ; ou trente heures ; ou cinq, peu importe. Si l'économie de temps de travail n'est pas son but, sa profession n'a pas de sens. S'il a pour ambition ou pour idéal que le travail remplisse la vie de chacun et en soit la principale source de sens, il est en contradiction complète avec ce qu'il fait. S'il croit à ce qu'il fait, il doit croire aussi que les individus ne s'accomplissent pas seulement dans leur profession. S'il aime faire son travail, il faut qu'il soit convaincu que le travail n'est pas tout, qu'il y a des choses aussi importantes ou plus importantes que lui. Des choses pour lesquelles les gens n'ont jamais assez de temps, pour lesquelles lui-même a besoin de plus de temps. Des choses que le "technicisme machinique" leur donnera le temps de faire, doit leur donner le temps de faire en leur restituant alors au centuple ce que "l'appauvrissement du penser et de l'expérience sensible" leur a fait perdre.
Je le répète encore et encore : un travail qui a pour effet et pour but de faire économiser du travail ne peut pas, en même temps, glorifier le travail comme la source essentielle de l'identité et de l'épanouissement personnels. Le sens de l'actuelle révolution technique ne peut pas être de réhabiliter l'éthique du travail, l'identification au travail. Elle n'a de sens que si elle élargit le champ des activités non professionnelles dans lesquelles chacun, chacune, y compris les travailleurs de type nouveau, puissent épanouir la part d'humanité qui, dans le travail technicisé, ne trouve pas d'emploi."

André Gorz, Métamorphose du travail : Critique de la raison économique, Folio Essais.

1 trait(s) d'esprit:

Abraham Septimus a dit…

Blog intéressant et bien écrit. Bravo.