Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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"Le jardin des supplices" au Grand-Guignol


Voilà quelques jours, je présentais quelques notes de lecture à propos du Jardin des supplices d'Octave Mirbeau, publié chez Fasquelle en 1899. Ce que je n'ai pas dit, c'est que j'avais directement enchaîné sur une pièce de théâtre du même nom, représentée en 1922 et qui n'est autre que l'adaptation du roman par Pierre Chaine et André de Lorde pour une scène bien connue : je pense à la scène du Grand-Guignol. L'adjectif grand-guignolesque est connu et toujours utilisé aujourd'hui, mais qu'en est-il de ce théâtre et du genre qu'il représentait ?


Brève présentation du lieu et du genre : situé à Paris, impasse Chaptal, le Grand-Guignol a proposé ses spectacles de 1897 à 1962. Acheté par Oscar Ménétrier suite au refus de ses pièces par André Antoine, fameux homme de théâtre qui avait jusqu'alors fait représenter certaines de ses pièces à tendance naturaliste, le petit théâtre affrontera rapidement censures et pressions. L'endroit se constituera comme un lieu d'art alternatif, loin des décrets de la critique officielle et des modes changeantes du milieu du spectacle. Défendre la liberté et l'indépendance de l'art, voilà les revendications du journal créé pour l'occasion. C'est donc, avec les premières pièces de Ménétrier, dans la lignée du naturalisme que se place tout d'abord les représentations du Grand-Guignol : le bonhomme signe par exemple une adaptation de Maupassant, Mademoiselle Fifi, qui fut interdite par la censure mais remporta malgré tout un grand succès. Une autre de ses pièces Lui !, met en scène une prostituée et un criminel : les personnages des bas-fonds s'invitent sur scène, n'en déplaise à la bienséance. A sa suite se créé un véritable genre, derrière la figure de Max Maurey. Le théâtre du Grand Guignol devient alors un théâtre d'épouvante et de rire : il s'oriente vers les effets spéciaux (jeux de sons et lumières), Maurey fait engager un médecin pour ranimer les évanouis dans la salle, etc.

Courtes, les pièces du genre ont pour principal but d'effrayer ou de faire rire. C'est selon. Une soirée au Grand-Guignol est en effet composée de diverses pièces, comédies ou drames, dans un équilibre réfléchi, permettant au spectateur de tenir la soirée entière. Pour ce qui est du Jardin des Supplices, on se situe du côté du drame pur, de la pièce pensée pour faire frémir le spectateur. Je pensais, avec ce billet, donner quelques éléments de compréhension par rapport à la réalité du Grand Guignol, avant de poser la question de l'adaptation, pouvant, ayant découvert les deux textes, m'interroger sur les modifications et leurs conséquences. Allons-y donc gaiement.


Le Jardin des supplices, pièce grand-guignolesque ? Le titre seul laisse déjà présager les plus grands raffinements dans la torture. Saupoudrez cela d'un peu d'exotisme et de pas mal de sensualité, le sujet était tout trouvé pour être représenté au Grand-Guignol. La scène de l'impasse Chaptal se caractérise en effet par l'importance accordée au corps : outre le fait qu'il soit torturé, découpé, lacéré, dénudé sur les planches, il ne faut pas oublier que la réflexion théâtrale sur les pièces grand-guignolesques est surtout basée sur les réactions (corporelles) du spectateur et vise l'efficacité. Il n'était d'ailleurs pas rare que les auteurs ou organisateurs de ce théâtre proviennent des milieux médicaux. La perspective de représenter une ou deux tortures sur scène, dans un pays lointain, et dans un bateau de fleurs, lieu de sensualité, a donc tout pour plaire. De plus, on peut aborder un spectacle de ce type sous l'angle de la grande illusion. En supposant en effet que les acteurs ne sont pas réellement trucidés sur scène, ce qui ne serait tout de même pas très pratique et reviendrait trop cher, il a fallu réfléchir à une kyrielle d'effets spéciaux pour mystifier le spectateur. C'est le cas notamment du Jardin des supplices, où tout a été prévu pour mimer le supplice dit de la "lacération" : l'actrice jouant Ti-Bah était recouverte de sparadrap couleur chair à l'extérieur, couleur rouge à l'intérieur, avec les effusions de sang propre au genre. Il y a là-dedans de l'ingéniosité. Enfin on peut considérer Le jardin des supplices comme représentatif du théâtre du Grand-Guignol dans la mesure où il joue avec les nerfs du public, amenant doucement le spectateur jusqu'au climax final (le rideau se ferme sur le supplice de Clara, qui se fait arracher les yeux) tout en misant sur des préoccupations propres à l'époque (ici les rapports avec les pays orientaux, dans un temps où l'on ne remet pas en cause l'entreprise coloniale européenne). Pour le titre annoncé, on pourrait être surpris du petit nombre de violences physiques perpétrées contre les acteurs, c'est que tout est dans l'attente, dans la construction d'une ambiance exotique et délétère. Ajoutant une intrigue politique à la trame originale, les deux auteurs permettent ainsi la séquestration finale de Clara et de son ami, préparée depuis le début de la pièce. Au finale, la peur réside autant dans le non-dit, le suggéré que dans le représenté : symptomatiquement, la visite au bagne de Canton, moment clé du roman, est volontairement occultée. Ce qui ne l'empêche pas d'être présente à tous les esprits, et le poids d'horreurs qu'on ne voit pas pèse sur les épaules des personnages comme des spectateurs ... Autant d'éléments qui font du Jardin des supplices une pièce type du genre du Grand-Guignol, et elle fut saluée, en tant que telle. Dans la notice de mon édition, il est précisé qu'un auteur de comédies pour le théâtre (Pierre Veber) écrivit, à propos de l'adaptation, qu'il trouvait le découpage "aussi adroit que celui des tortionnaires asiatiques".


Une adaptation pourtant problématique. Réussie au niveau des effets, peut-être, mais il n'en demeure pas moins que l'adaptation théâtrale du Jardin des Supplices gêne, et ce pour une raison fondamentale : on n'y retrouve plus le message propre à Octave Mirbeau. On assiste même à son contraire ! Donnons rapidement le résumé du roman tout d'abord : Un narrateur dont on ignore le nom part pour Ceylan après diverses magouilles politiques, sous le déguisement d'un embryologiste. Il rencontre sur le bateau qui le mène en Orient la belle et mystérieuse Clara qu'il suivra en Chine. Deux ans plus tard, il visite à ses côtés le bagne de Canton où ont lieu les pires tortures. Le roman se clot sur la scène au bateau de fleurs où Clara s'est évanouie. L'on apprend que malgré ses promesses, elle retourne inexorablement au jardin ... Prenons à présent la pièce telle qu'elle nous est présentée dans la notice (nous occultons l'intrigue politique) : "Clara, une jeune anglaise vivant en Chine, prend plaisir à assister aux supplices infligés aux prisonniers du bagne voisin. Elle est vouée à périr, elle aussi, dans les supplices." A la lecture des deux textes, on voit en effet un retournement très surprenant : alors que le texte de Mirbeau se veut dérangeant, provocateur, avec une fin ouverte (rédemption ou recommencement ?), la pièce devient l'intermédiaire d'un discours moralisateur et la femme dépravée, dans une fin toute conventionnelle, est châtiée à la fin. Ainsi, les supplications du jeune homme, effaré de ce qu'il a vu, n'a plus la même fonction d'une oeuvre à l'autre. Mirbeau montre dans son roman les rapports de force entre les hommes, les liens entre horreur et fascination, et fait du jardin des supplices un symbole de la violence sociale. Dans la pièce, les remarques du personnage (nommé Marchal) ne font que souligner la dépravation de Clara, non sans artifice. Par exemple : " Clara, n'y va pas, je t'en supplie ... ne cède pas à la tentation ... Regarde tes yeux dans ton miroir ... tes yeux de cruauté ... presque de folie !" A la fin, le jeune homme est (peut-être, la question reste ouverte) épargnée tandis que Clara est suppliciée sous nos yeux, hurlant de douleur à son tour. L'ordre social et moral semble rétabli. Tout rentre dans les rangs.

Il est étrange de constater à quel point la pièce de Pierre Chaine et André de Lorde va à l'encontre du message de Mirbeau. D'autant plus étrange que des passages entiers du texte original sont repris et mis dans la bouche des personnages, qu'il s'agisse de dialogues ou de descriptions prises en charge par le narrateur. On déplorera d'ailleurs un certain manque de naturel dans certaines transpositions (du moins, c'est l'impression qu'il me reste). L'adaptation de Mirbeau présente un intérêt propre, une fois remise dans le contexte du Grand-Guignol, lieu et genre aussi souvent cité que méconnu, et beaucoup méprisé. Mais Le jardin des supplices devenu spectacle populaire perd toute la force d'un roman volontairement dérangeant, écrit pour bousculer les représentations et critiquer, dans le contexte de l'affaire Dreyfus, un ordre social inique. La recherche de spectaculaire a supplanté la révolte mirbellienne ...

Je tiens le texte de l'adaptation ainsi que la plupart des informations concernant le Grand-Guignol de l'anthologie d'Agnés Pierron : Le Grand-Guignol, Le théâtre des peurs de la Belle Epoque. Pour les intéressés, les pièces sont précédées d'une introduction d'une soixantaine de pages particulièrement intéressante.


Images :

1. Photo du théâtre de l'impasse Chaptal
2. Affiche du Jardin des supplices
3. Anna May Wong, actrice des années 30.

1 trait(s) d'esprit:

ngopwani525 a dit…

Mon nom est Neelam Gopwani, un étudiant à l'École internationale la Manille, je fais une enquête de recherche sur Grand Guignol pour mon Cours de Théâtre de Niveau supérieur IB et l'aimerais si vous pourriez m'aider à répondre à quelques questions à propos de la pratique.

Dans Grand Guignol Cordon “de Jardin de Torture de Chair” torture la scène, comment est la violence incroyable protrayed ? là feignez le sang est éclaboussé tout le stade ? comment tuent-ils les gens sur le stade sans regarder le faux ? y a-il des techniques dont vous êtes au courant ?

L'espoir de recevoir des nouvelles de vous bientôt
Merci