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En guise d'introduction.
Drôle de personnage ce Rousseau ! Je le rencontrai cette nuit dans un snack-bar. Le reconnaissant à son air débonnaire, je me dirigeai vers lui et l'abordai. Nous conversâmes tous deux ; rapidement, j'en vins à lui avouer mon désaccord fondamental avec certaines de ces idées, affirmant même n'être pas loin d'en juger quelques-unes parfaitement ineptes. Eh bien ! Imaginerez-vous la réaction de notre philosophe ? Outré de ma critique, il leva les bras vers le ciel, et, prenant un accent aussi lyrique que suisse, s'exclama à peu près en ces termes : " A quelle nouvelle épreuve me soumets-tu, ô implacable créateur ? N'était-ce pas assez de m'imposer cette funeste vie ? Pourquoi ajouter à mes maux en m'affligeant de cet inconcevable personnage ? Pourquoi me confronter à ce méprisable raisonneur, qui fait honte à la philosophie en croyant l'honorer ? La vertu véritable pourrait-elle, sans détourner son chaste regard, supporter ses outrages ? Ô trône de la raison, comme je te vois au-dessus de lui ! ". Puis, se tournant vers moi, il me défia en ces termes : " Ô toi le plus misérable des êtres, qu'un abîme infini de sophismes égare dans une fausse raison, justifie - si tu le peux - tes infâmes discours par une partie de fléchettes : L'auteur de toute chose, veillant sur tous les êtres, saura faire justice à celui de nous qui honore le mieux ses éternels principes ! "(1)
Hélas, au risque de provoquer une vague de suicide sans précédent par la non-résolution d'un insoutenable mystère, il me faut avouer mon incapacité à me souvenir du vainqueur de cette surprenante partie : ce n'était finalement qu'un rêve ; je me suis réveillé avant d'en découvrir l'issue. Connaissant ma compétence en la matière, j'ai fort à parier m'être échappé de mon sommeil pour fuir une inévitable déconvenue. Ce qui est amusant dans l'histoire, c'est que, pas plus tard qu'hier soir, je discutais d'un point de sa philosophie avec lequel je n'arrive pas vraiment à être en accord. Le mini-Rousseau qui sommeille dans les sinueux tréfonds de mon inconscient n'aura pas manqué de se venger pendant la nuit ! Mais, au lieu de continuer à vous infliger le palpitant et romanesque récit de ma vie, je vais plutôt vous faire part de ce point de la pensée de Rousseau, que je ne manque pas de trouver intéressant.
Le XVIIIe siècle est souvent présenté dans son unité comme étant le "Siècle des Lumières". Nous l'apprenons généralement au lycée : L'éveil de l'esprit philosophique conduit à la remise en cause des notions fondamentales de la métaphysique mais aussi de l'organisation de la société, avec d'importantes réflexions sur la nécessité de séparer les pouvoirs (Montesquieu), d'humaniser la justice (C. Beccaria), etc. La remise en cause de la métaphysique voit le sacre du rationalisme et de l'esprit scientifique : le XVIIIe est aussi le siècle de l'Histoire Naturelle de Buffon et de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Cherchant à diffuser les "lumières", à combattre l'obscurantisme et le despotisme, les philosophes renouent alors avec une philosophie eudémoniste (faisant du bonheur de l'homme la finalité de ses recherches), contre la tradition sotériologique (dont la réflexion porte sur le Salut de l'Homme) qui dominait depuis la fin des grandes philosophies antiques. Ce siècle se présente donc comme une nouvelle phase de l'humanisme.
Cependant, le XVIIIe siècle n'est pas aussi unifié que l'on pourrait le croire en présentant les choses de cette manière : en effet, dans les années 1750 - 1760, le rationalisme philosophique cède progressivement le pas face à l'émergence de ce que l'histoire littéraire a appelé la "sensibilité pré-romantique". Ce mouvement réhabilite la sensibilité, l'émotionnel, sans toutefois ranger la raison au magasin des accessoires. Rousseau est un philosophe caractéristique de cette sensibilité, qu'il a sans doute - avec Diderot - contribué à forger plus que tout autre ; citons Goethe : " Avec Voltaire, c'est un monde qui finit ; avec Rousseau, c'est un monde qui commence. "(2)
Tout en étant un philosophe de son siècle, Rousseau a pris la plupart des idées de ses contemporains à contre-pied. Les philosophes avaient foi dans le progrès de l'Homme et dans la civilisation ; Rousseau fait de la civilisation et de la vie en société la cause de la dépravation de l'homme et l'origine du développement de ses vices : "Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tous temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. "(3) ; ainsi que l'origine de l'inégalité parmi les hommes (pour reprendre le titre d'une de ses dissertations) : "[...] l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. "(4) Sur le chapitre de la religion, Rousseau s'éloigne également de ses contemporains, exprimant dans La Profession de foi du vicaire Savoyard un panthéisme qui s'accorde assez mal avec les tendances athées et déistes partagées par la majorité des philosophes de l'époque, lesquels avaient d'ailleurs vécu la reconversion de Rousseau au protestantisme (en 1754) comme une trahison.
Le point qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article concerne la morale. Là encore, Rousseau développe une pensée radicalement à contre-courant. Parmi les philosophes de l'époque, la question de la morale est souvent abordée du point de vue de l'intérêt personnel, de l'égoïsme de l'Homme. C'est le cas chez Helvetius, pour qui les vertus ont pour unique source " la sensibilité à la douleur et au plaisir physique "(5) et chez qui l'intérêt est conséquemment présenté comme seul ressort des actions humaines. Idées analogues dans Le Système de la nature, où le Baron d'Holbach tente de démontrer que l'homme n'est poussé à agir que par amour-propre ; nous pourrions illustrer notre propos de bien des exemples encore, mais ceux-ci donnent déjà une intéressante idée de la prépondérance dont jouissait une telle conception de la morale. Rousseau s'indigna contre une telle conception et, pour illustrer son propos, imagina le test du mandarin (à moins que ce ne soit Balzac d'après Chateaubriand ?). Avant de vous le soumettre, nous nous permettons une plongée un peu plus en détail dans ce pan de la pensée du philosophe, afin de rendre son indignation plus compréhensible.
Dans la préface de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les Hommes, Rousseau essaye de définir notre nature. Toujours à contre-courant, il ne voit pas dans l'Homme un "animal raisonnable", comme jusqu'alors la majorité de ses condisciples ; la raison n'étant, selon lui, qu'une virtualité que nous possédons en puissance, mais qui ne constitue pas le coeur même de notre nature. Cette dernière, finit-il par expliquer, se caractérise par deux principes majeurs : l'amour de soi et la pitié dont " l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr et souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. "(6) C'est au sentiment de pitié qu'il faut nous attacher plus particulièrement si nous voulons prétendre rendre compte de la morale rousseauiste ; sur ce chapitre, le philosophe conclura : " C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. "(7)
Ce sentiment se trouve chez l'homme à l'état de nature mais, Rousseau nous démontrant avec virtuosité rhétorique que la société et son cortège d'inégalités corrompent l'homme jusqu'à le détourner radicalement de son état de nature - transmuant par exemple l'amour de soi (instinct naturel de conservation) en amour-propre (égoïsme), nous pouvons légitimement nous demander ce qu'il advient du sentiment de pitié : la force corruptrice de la civilisation va-t-elle jusqu'à transformer ou anéantir ce mouvement naturel pourtant constitutif de notre essence d'Homme ? Rousseau nous répond qu'il n'en est rien, tout persuadé qu'il est de la force et du puissant ancrage de ce sentiment dans notre nature ; la société même ne saurait le corrompre tout à fait.
Reste à se demander comment cette pitié naturelle se manifeste concrètement : pour Rousseau c'est par la conscience qu'elle s'exprime, ce qui permet par ailleurs d'en prouver l'existence effective en en appelant à l'expérience morale de chacun. Notons également que, faisant ainsi de la conscience le guide de l'homme, le philosophe reprend un point majeur de la pensée de Pierre Bayle (8) (qu'il tiédit cependant) : " Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. "(9) Nous aurons évidemment reconnu, derrière ce "principe inné de justice et de vertu", le sentiment de pitié.
Cette conception poussait Rousseau à croire en l'existence d'une conscience morale universelle, manifestation de notre empathie naturelle. Nous comprenons maintenant combien la morale réductible aux intérêts personnels pouvait lui paraître pauvre, fausse et dangereuse ; c'est pourquoi, dans l'Emile, il rétorquera aux théoriciens et défenseurs de cette définition qu'" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne, que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? ai-je peur d'être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d'autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l'augmente. "(10) - C'est nous qui soulignons.
Pour persuader de l'existence effective de cette morale, on imagina le test du mandarin. Ce test est attribué à Rousseau par Balzac, dans un discours du Père Goriot entre Rastignac et Bianchon(11). Il semblerait qu'il s'agisse d'une pure invention - ou d'une erreur d'attribution - de la part de Balzac, mais, à vrai dire, cela n'a pas une importance capitale puisqu'il n'aurait pas été invraisemblable de le trouver dans la bouche du philosophe genevois. Le test est le suivant : Imaginez que d'un simple signe de tête vous provoquiez la mort d'un riche mandarin de Chine, que vous ne connaissez pas, et que, par ce forfait, vous héritiez de toute sa fortune sans que personne sût jamais par quels moyens vous l'avez obtenue. Provoqueriez-vous la mort du mandarin ? Rousseau aurait certainement répondu non à cette question. Et vous ?
Notes & remarques :
1. Mille excuses pour cet étrange pastiche : je suis en train de lire la Nouvelle Héloïse et crains que cela ne me monte quelque peu à la tête.
2. Malgré quelques recherches, sans doute trop rapides, je n'ai pas retrouvé l'origine exacte de cette célèbre citation.
3. J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, in Oeuvres Complètes, La Pléiade, Gallimard, t.III., p.15
4. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
5. Helvetius, De l'esprit, disc. III, chap. IV.
6. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
7. J.-J. Rousseau, idem, p.156.
9. J.-J. Rousseau, Emile, IV.
8. Voir à ce sujet P. Bayle, Commentaire Philosophie sur ces paroles de Jésus-Christ etc. dit aussi De la tolérance, 1686 : "[...] Je ne crois pas que personne me conteste la vérité de ce principe, Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est péché, car il est évident que la conscience est une lumière qui nous dit qu'une telle chose est bonne ou mauvaise [...]"
10. J.-J. Rousseau, Idem.
11. H. Balzac, le Père Goriot :
" - Tu ris sans savoir ce dont il s'agit. As-tu lu Rousseau?
- Oui
- Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu'il ferait au cas où il pourrait s'enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris? "
Images :
- Jean Delville, Orphée.
- Vladimir Velickovic (je n'ai pas trouvé le titre de ce tableau).
Rousseau et le siècle des Lumières.
Le XVIIIe siècle est souvent présenté dans son unité comme étant le "Siècle des Lumières". Nous l'apprenons généralement au lycée : L'éveil de l'esprit philosophique conduit à la remise en cause des notions fondamentales de la métaphysique mais aussi de l'organisation de la société, avec d'importantes réflexions sur la nécessité de séparer les pouvoirs (Montesquieu), d'humaniser la justice (C. Beccaria), etc. La remise en cause de la métaphysique voit le sacre du rationalisme et de l'esprit scientifique : le XVIIIe est aussi le siècle de l'Histoire Naturelle de Buffon et de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Cherchant à diffuser les "lumières", à combattre l'obscurantisme et le despotisme, les philosophes renouent alors avec une philosophie eudémoniste (faisant du bonheur de l'homme la finalité de ses recherches), contre la tradition sotériologique (dont la réflexion porte sur le Salut de l'Homme) qui dominait depuis la fin des grandes philosophies antiques. Ce siècle se présente donc comme une nouvelle phase de l'humanisme.
Cependant, le XVIIIe siècle n'est pas aussi unifié que l'on pourrait le croire en présentant les choses de cette manière : en effet, dans les années 1750 - 1760, le rationalisme philosophique cède progressivement le pas face à l'émergence de ce que l'histoire littéraire a appelé la "sensibilité pré-romantique". Ce mouvement réhabilite la sensibilité, l'émotionnel, sans toutefois ranger la raison au magasin des accessoires. Rousseau est un philosophe caractéristique de cette sensibilité, qu'il a sans doute - avec Diderot - contribué à forger plus que tout autre ; citons Goethe : " Avec Voltaire, c'est un monde qui finit ; avec Rousseau, c'est un monde qui commence. "(2)
Tout en étant un philosophe de son siècle, Rousseau a pris la plupart des idées de ses contemporains à contre-pied. Les philosophes avaient foi dans le progrès de l'Homme et dans la civilisation ; Rousseau fait de la civilisation et de la vie en société la cause de la dépravation de l'homme et l'origine du développement de ses vices : "Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tous temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. "(3) ; ainsi que l'origine de l'inégalité parmi les hommes (pour reprendre le titre d'une de ses dissertations) : "[...] l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. "(4) Sur le chapitre de la religion, Rousseau s'éloigne également de ses contemporains, exprimant dans La Profession de foi du vicaire Savoyard un panthéisme qui s'accorde assez mal avec les tendances athées et déistes partagées par la majorité des philosophes de l'époque, lesquels avaient d'ailleurs vécu la reconversion de Rousseau au protestantisme (en 1754) comme une trahison.
Le point qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article concerne la morale. Là encore, Rousseau développe une pensée radicalement à contre-courant. Parmi les philosophes de l'époque, la question de la morale est souvent abordée du point de vue de l'intérêt personnel, de l'égoïsme de l'Homme. C'est le cas chez Helvetius, pour qui les vertus ont pour unique source " la sensibilité à la douleur et au plaisir physique "(5) et chez qui l'intérêt est conséquemment présenté comme seul ressort des actions humaines. Idées analogues dans Le Système de la nature, où le Baron d'Holbach tente de démontrer que l'homme n'est poussé à agir que par amour-propre ; nous pourrions illustrer notre propos de bien des exemples encore, mais ceux-ci donnent déjà une intéressante idée de la prépondérance dont jouissait une telle conception de la morale. Rousseau s'indigna contre une telle conception et, pour illustrer son propos, imagina le test du mandarin (à moins que ce ne soit Balzac d'après Chateaubriand ?). Avant de vous le soumettre, nous nous permettons une plongée un peu plus en détail dans ce pan de la pensée du philosophe, afin de rendre son indignation plus compréhensible.
La Morale rousseauiste.
Dans la préface de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les Hommes, Rousseau essaye de définir notre nature. Toujours à contre-courant, il ne voit pas dans l'Homme un "animal raisonnable", comme jusqu'alors la majorité de ses condisciples ; la raison n'étant, selon lui, qu'une virtualité que nous possédons en puissance, mais qui ne constitue pas le coeur même de notre nature. Cette dernière, finit-il par expliquer, se caractérise par deux principes majeurs : l'amour de soi et la pitié dont " l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr et souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. "(6) C'est au sentiment de pitié qu'il faut nous attacher plus particulièrement si nous voulons prétendre rendre compte de la morale rousseauiste ; sur ce chapitre, le philosophe conclura : " C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. "(7)
Ce sentiment se trouve chez l'homme à l'état de nature mais, Rousseau nous démontrant avec virtuosité rhétorique que la société et son cortège d'inégalités corrompent l'homme jusqu'à le détourner radicalement de son état de nature - transmuant par exemple l'amour de soi (instinct naturel de conservation) en amour-propre (égoïsme), nous pouvons légitimement nous demander ce qu'il advient du sentiment de pitié : la force corruptrice de la civilisation va-t-elle jusqu'à transformer ou anéantir ce mouvement naturel pourtant constitutif de notre essence d'Homme ? Rousseau nous répond qu'il n'en est rien, tout persuadé qu'il est de la force et du puissant ancrage de ce sentiment dans notre nature ; la société même ne saurait le corrompre tout à fait.
Reste à se demander comment cette pitié naturelle se manifeste concrètement : pour Rousseau c'est par la conscience qu'elle s'exprime, ce qui permet par ailleurs d'en prouver l'existence effective en en appelant à l'expérience morale de chacun. Notons également que, faisant ainsi de la conscience le guide de l'homme, le philosophe reprend un point majeur de la pensée de Pierre Bayle (8) (qu'il tiédit cependant) : " Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. "(9) Nous aurons évidemment reconnu, derrière ce "principe inné de justice et de vertu", le sentiment de pitié.
Cette conception poussait Rousseau à croire en l'existence d'une conscience morale universelle, manifestation de notre empathie naturelle. Nous comprenons maintenant combien la morale réductible aux intérêts personnels pouvait lui paraître pauvre, fausse et dangereuse ; c'est pourquoi, dans l'Emile, il rétorquera aux théoriciens et défenseurs de cette définition qu'" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne, que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? ai-je peur d'être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d'autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l'augmente. "(10) - C'est nous qui soulignons.
Pour persuader de l'existence effective de cette morale, on imagina le test du mandarin. Ce test est attribué à Rousseau par Balzac, dans un discours du Père Goriot entre Rastignac et Bianchon(11). Il semblerait qu'il s'agisse d'une pure invention - ou d'une erreur d'attribution - de la part de Balzac, mais, à vrai dire, cela n'a pas une importance capitale puisqu'il n'aurait pas été invraisemblable de le trouver dans la bouche du philosophe genevois. Le test est le suivant : Imaginez que d'un simple signe de tête vous provoquiez la mort d'un riche mandarin de Chine, que vous ne connaissez pas, et que, par ce forfait, vous héritiez de toute sa fortune sans que personne sût jamais par quels moyens vous l'avez obtenue. Provoqueriez-vous la mort du mandarin ? Rousseau aurait certainement répondu non à cette question. Et vous ?
Antisthène Ocyrhoé.
~~~
Notes & remarques :
1. Mille excuses pour cet étrange pastiche : je suis en train de lire la Nouvelle Héloïse et crains que cela ne me monte quelque peu à la tête.
2. Malgré quelques recherches, sans doute trop rapides, je n'ai pas retrouvé l'origine exacte de cette célèbre citation.
3. J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, in Oeuvres Complètes, La Pléiade, Gallimard, t.III., p.15
4. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
5. Helvetius, De l'esprit, disc. III, chap. IV.
6. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, idem.
7. J.-J. Rousseau, idem, p.156.
9. J.-J. Rousseau, Emile, IV.
8. Voir à ce sujet P. Bayle, Commentaire Philosophie sur ces paroles de Jésus-Christ etc. dit aussi De la tolérance, 1686 : "[...] Je ne crois pas que personne me conteste la vérité de ce principe, Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est péché, car il est évident que la conscience est une lumière qui nous dit qu'une telle chose est bonne ou mauvaise [...]"
10. J.-J. Rousseau, Idem.
11. H. Balzac, le Père Goriot :
" - Tu ris sans savoir ce dont il s'agit. As-tu lu Rousseau?
- Oui
- Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu'il ferait au cas où il pourrait s'enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris? "
Images :
- Jean Delville, Orphée.
- Vladimir Velickovic (je n'ai pas trouvé le titre de ce tableau).
2 trait(s) d'esprit:
Très bon texte. J'essaye d'étudier la morale de Rousseau (j'ai juste commencé). C’est bon de voir qu'il n'était pas le seul contre la racionalité, le seul qui a donné importance à la vertu.
Bon texte. Je prépare un travail de fin d'étude sur "la morale de Rousseau". Jaimerai bien me référencier sur ce texte mais puis-je savoir si il passe dans une revue ou autre part où je porais donner référence? Merci.
mon adresse: boran_86@hotmail.com
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