Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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[Le texte du mois] M. Onfray, Politique du rebelle.


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C
'est avec ce passage de la Politique du Rebelle, dans lequel je retrouve plusieurs idées qui avaient déjà été source de méditations pour mo
i, que j'inaugure sur ce blog le libellés "Texte du mois".

Le but de cette section sera de vous faire partager une expérience de lecture qui a compté pour nous, qui nous a touchés, nous a faits réfléchir ; voire de vous donner envie de lire tel ou tel ouvrage, non en donnant un compte-rendu, toujours subjectif, lacunaire et peu prompt à communiquer l'atmosphère d'une œuvre ; mais en vous confrontant directement au texte-même, à travers un extrait qui nous paraitra révélateur tant du contenu que de l'esprit de l'ouvrage.

Le texte choisi étant long, je me borne à faire court pour cette fois et vous laisse plonger in médias res dans la lecture, sans même introduire l'ouvrage ; et oui, je suis comme ça moi.

Bonne lecture !


Antisthène Ocyrhoé.

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" [...] Restons dans la terminologie de Dante et parlons alors d'une bolge qui contient ceux qu'on a privés, non plus d'activité, comme les précédents, mais de travail. On y voit les immigrés clandestins, les réfugiés politiques, les chômeurs, voire cette catégorie associée à la panoplie des signes nouveaux : les érémistes qu'on peut définir comme les assistés a minima, avant le basculement de leur destin du côté des damnés. Gens sans terre et sans ouvrage, sans nationalité et sans travail, ils sont bien souvent par-delà les lisières des lieux où se prennent les décisions, aux frontières nettes et tranchées, là où croupissent les victimes de la force centrifuge des villes, brutales, cruelles et impitoyables : banlieues, cités, zones d'immeubles qui logent parfois en un seul bâtiment l'équivalent de la population d'un gros bourg de province sans rien de ce qui permet la convivialité des villages de campagne.

Là où ils sont vivent ceux sur lesquels toujours le pouvoir s'exerce, et qui, sans discontinuer et sans rémission, subissent les misères, les calamités sociales et les brimades consubstantielles aux délires du Léviathan. Venus de Somalie où les clans en guerre s'entretuent, d'Algérie où sévissent les hystériques intégristes, de Bosnie où purifient toujours les Serbes, de Moldavie où l'antisémitisme fait rage, Tamouls chassés par la guerre civile, Afghans persécutés par les musulmans au pouvoir, Tziganes encore et toujours les proies fétiches des fascistes en bande, Ethiopiens chassés par la famine, Maghrébins arrachés à leur terre sèches et désertiques, tous ont quitté un enfer pour en trouver un autre, préféré toutefois à celui où l'on risque de mourir de faim, de guerre, de persécution ou de terrorisme.

Errants sans attaches, de passage et déracinés, attendant de la France l'hospitalité que sans cesse et à la face du monde elle dit offrir, et que toujours elle offre chichement, ils sont les réprouvés sur lesquels d'autres réprouvés, souvent, concentrent toute leur agressivité, trouvant bouc émissaire idéal dans plus malheureux que soi, plus pauvre et plus démuni. Pourtant, tous font les frais des us et coutumes du Léviathan en civilisation capitaliste, tous subissent et supportent les mêmes dénégations d'un social qui fustige et persécute ceux qui revendiquent une misère en guise de paiement et de salaire pour cette richesse qui fait défaut - le travail. Or ledit défaut de travail est savamment entretenu par ceux qui ont intérêt à cette pénurie : les acteurs et les bénéficiaires du capitalisme emballé pour lesquels c'est pain blanc de disposer d'un réservoir de main d'oeuvre d'autant plus prête à accepter n'importe quoi et sous n'importe quelle condition qu'elle croupit dans les zones les plus incandescentes et les plus dangereuses du paupérisme.

Embarqués sur les mêmes bateaux précaires, les chômeurs autochtones, ceux aussi qui vivent du revenu minimum d'insertion, grossissent des forces improductives dans une logique qui fait du travail une valeur absolue, une éthique à proprement parler. Or cette morale doloriste découle directement des schémas chrétiens selon lesquels le labeur a pour généalogie la nature pécheresse des hommes et qu'il en va de la souffrance consubstantielle au travail comme d'une punition, d'une expiation, nécessaires en vertu de fautes commises par le premier homme : le travail doit être souffrance, pour ceux qui en ont, et malédiction pour ceux qui en sont privés. Alors triomphe l'idéologie dominante de l'idéal ascétique : ceux qui le subissent n'ont pas les moyens d'y échapper, ceux qui le désirent n'ont pas le loisir d'y accéder. En attendant, tous souffrent par lui, pour lui.

Qu'on se souvienne de l'étymologie, une fois encore, qui fait découler le travail du tripalium, cet instrument de torture disant assez ce qu'il faudrait penser de toute activité laborieuse et salariée si nous n'étions soumis, pieds et poings liés, aux épistémès, pour le dire comme Foucault, qui procèdent de la haine du corps et jubilent de toutes les activités qui permettent la castration, la contention, la rétention, la suspicion à l'endroit de la chair, des désirs et des plaisirs. La religion du travail fait du chômeur un martyr, la ferveur qu'elle exige et les sacrifices qu'elle veut ont transformé les demandeurs d'emploi en pécheurs et en pénitents qui peuvent obtenir un pardon et le salut dans la mesure où ils auront mérité et gagné une rédemption à force d'impassibilité et de soumission aux nécessités des lois sinon de la fatalité du moins d'un marché faisant régner sa terreur par la pénurie organisée du travail en lieu et place d'un partage. D'autant qu'une autre répartition diminuerait les peines collectives de ceux qui souffrent d'un trop de travail et de ceux qui peinent de n'en pas avoir.

Utopie, diront d'aucuns dont les ancêtres, déjà, il y a deux siècles, vociféraient les mêmes invectives alors que d'autres parlaient de supprimer le colonialisme, le servage, l'esclavage ou le travail des enfants. Avec leurs cris d'orfraies qui prophétisaient la fin de l'économie, la régression séculaire, la catastrophe monétaire, l'effondrement des marchés, ils n'ont cessé dans l'histoire d'être démentis par les faits mais n'en finissent pas pour autant de persister dans le catastrophisme dès qu'il s'agit de justifier l'état des choses et de légitimer le monde comme il va.

A défaut, pour entretenir la mangeoire du Léviathan en l'état, les auxiliaires du gros animal, ses thuriféraires, enseignent que l'improductif d'aujourd'hui doit vivre d'espoir avant de devenir le productif de demain. De sorte que soucieux de lendemains qui chantent mais n'arrivent jamais - puisque sans cesse remis au surlendemain par les économistes libéraux, ces charlatans patentés de nos époques -, les réprouvés se contentent de déchanter au jour le jour, et acceptent, dociles, soumis, l'état dans lequel on les entretient. Consommer, du moins devenir un travailleur récompensé pour ce qu'il abdique de liberté et d'autonomie par le pouvoir d'acheter de ridicules bimbeloteries célébrées comme des fétiches, voilà ce qui est présenté en guise d'horizon chimérique à ceux dont l'aspiration est l'entrée avec tambours et trompettes dans le troisième cercle. "



Michel Onfray,
La politique du rebelle
:
traité de résistance et d'insoumission
,
Biblio Essais, le Livre de Poche, 1997.

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Couverture : Tête de jeune homme
de trois quart vers la droite
, Raphaël.



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