Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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La Philosophie, une arme contre l’intolérance ?


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Heidegger et le nazisme.



« Il n’est de pire intolérance que celle de l’intelligence. »(1)
Miguel de Unamuno.



Dans l’idée que l’on s’en fait couramment, la philosophie est fantasmée en incarnation supérieure (voire absconse) de l’intelligence. On pourrait d’autant plus facilement le penser que la création même du terme de philosophie, attribuée mythiquement à Pythagore, va dans ce sens : la sagesse absolue n’appartiendrait en propre qu’à la divinité, et l’homme ne pourrait qu’essayer d’y tendre le plus possible. Ainsi, le philosophe serait celui qui, de tous les hommes, tend le plus vers la sagesse. Nous retrouverons encore un peu de cette idée au début du XIXe siècle, chez Hegel, quand il affirme qu’au terme du cheminement de la « Raison » (comprise en tant que puissance spirituelle immanente à l’univers), c’est-à-dire quand cette dernière aboutira à « l’ Idée absolue », nous ne parlerons plus « d’amour de la sagesse » (philosophie), mais de « sagesse » en tant que savoir absolu.

Si nous ramenons ce postulat à la notion de tolérance, il serait facile de s’imaginer qu’elle et la philosophie sont consubstantielles. Concevant aujourd’hui volontiers l’intolérance comme un signe de bêtise, la tolérance nous semble, a contrario, la manifestation minimale de l’intelligence et de l’ouverture d’esprit. En tant que la philosophie se donne pour tâche de comprendre l’homme et le monde de la manière la plus rationnelle possible, on conçoit difficilement qu’elle ne s’oppose pas à l’intolérance quand elle y est confrontée.

Dans les faits, nous pouvons effectivement constater que les premiers à promouvoir la notion de tolérance sont des philosophes : J. Locke (Lettre sur la tolérance, 1686) ou encore P. Bayle (Commentaire philosophique, 1686). De même, ceux qui, au XVIIIe siècle, assureront la diffusion de cette idée de tolérance sont encore des philosophes : pensons aux combats extrêmement médiatisés de Voltaire contre certaines formes d’intolérance, dont l’Histoire retiendra surtout l’affaire Calas, à l’occasion de laquelle il écrit son célèbre Traité sur la tolérance (1763).



Nous pourrions voir là une validation de notre postulat initial. Mais ce serait raisonner beaucoup trop superficiellement. En effet, que les premiers défenseurs de la tolérance soient des philosophes ne prouve en rien que cette notion émane naturellement et irréfragablement de la philosophie. D’ailleurs, en regardant plus attentivement, on s’apercevra aisément que Voltaire n’a pas toujours été un parangon de tolérance, et que la tolérance proposée par des gens comme Montesquieu (De l’esprit des lois, 1748) ou Rousseau (Du contrat social, 1762), n’est pas forcément aussi solide et aussi tolérante que l’on pourrait le croire de prime abord.

Mais l’un des exemples qui paraît illustrer avec le plus de force l’absence de liens entre philosophie proprement dite et tolérance semble être le cas du philosophe allemand, M. Heidegger. Ce dernier est l’auteur de l’une des philosophies les plus riches de la première moitié du XXe siècle, et sa pensée connaît encore un rayonnement considérable de nos jours. Ce grand philosophe, pourtant, a adhéré à l’une des idéologies les plus intolérantes de l’Histoire : le nazisme. Par exigence de brièveté, nous nous limiterons à cet exemple, mais il en existe d’autres tout aussi intéressants (Hegel et Napoléon ; Freud et Mussolini ; Sartre et l’URSS, etc.).

Heidegger a appartenu au parti nazi de 1932 à 1945. Il semblerait néanmoins qu’il se soit fortement éloigné de l’idéologie du parti dès 1934, année où il démissionne de son poste de recteur de l’Université de Fribourg. À compter de ce moment, sans toutefois quitter le parti (pour des raisons de sécurité personnelle sans doute), il manifestera des formes de résistance (très) passive au régime – en refusant de commencer ses cours par le salut hitlérien, par exemple. Reste que son engagement et son zèle ne font aucun doute pour la période 1932 – 1934. Des témoignages nous apprennent qu’il ne faisait pas mystère de sa « foi en Hitler »(2), et, dans certains de ces discours, nous retrouvons clairement certaines idées nazies : ainsi, dans l’un d’eux, il parle d’« exploiter à fond les possibilités fondamentales de l'essence de la souche originellement germanique et de les conduire jusqu'à la domination » (3).

Cet engagement a suscité et suscite encore de nombreuses controverses et pose le problème capital de la responsabilité de l’intellectuel ou du philosophe dans une société. Si nous recentrons la problématique sur notre postulat, cela nous pousse à nous poser certaines questions fondamentales : une grande philosophie peut-elle être intolérante ou justifier un régime particulièrement intolérant ? Et si elle n’est pas, en elle-même, intolérante, comment expliquer l’adhésion de Heidegger ?

De toute évidence, la philosophie de Heidegger est beaucoup trop riche et complexe pour aller de pair avec une idéologie aussi pauvre et brutale que le nazisme. Il n’est pas pensable d’affirmer qu’il s’agirait là une philosophie nazie. D’ailleurs, ironie du sort, les nazis eux-mêmes, incapables de percer la complexité du système heideggérien, soupçonnaient ce dernier d’influences talmudiques (4)… (Comment, sinon, justifier tant d’obscurité dans les raisonnements ?...).

Force est pourtant de constater que ce système, s’il ne promeut ni ne justifie l’intolérance, ne prône pas non plus la tolérance, faute de quoi Heidegger aurait été en contradiction radicale avec lui-même en adhérant à la mouvance nazie. En fait, à y regarder de près, sa philosophie semble marquée par une absence importante, qui justifie qu’il ait pu, tout en étant un immense penseur, être nazi : cette philosophie est profondément dépourvue de morale. Antihumaniste affiché, le philosophe ne parle d’ailleurs jamais d’Homme ou d’hommes, mais uniquement d’étants, d’Être et de Dasein. Nous suivons ici E. Levinas, penseur de l’altérité, selon lequel l’éthique serait dangereusement absente de la philosophie de Heidegger (5)

Nous voyons par cet exemple que la philosophie, si elle peut être une arme contre l’intolérance, ne l’est pas de manière immanente. La philosophie ne saurait donc être l’objet d’une admiration sans partage. Il en va d’ailleurs de même pour la religion : l’idée de tolérance n’est-elle pas contenue, en creux, dans cette phrase de l’Ancien Testament « ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse à toi-même » ? Or, l'exemple des guerres de religion ayant déchiré l'Europe a suffisamment illustré que si la religion a conduit à l’intolérance, c’est aussi (surtout ?) parce qu’elle avait perdu de vue la morale des Évangiles. (Que l'on pense à cette injonction de Voltaire : « que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut aimer [Dieu] ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire » (6).) Reste à élargir le débat sur cette question : les vraies armes contre l’intolérance ne seraient-elles pas à chercher plus fondamentalement du côté de l'éthique et de la morale ?


Antisthène Ocyrhoé.

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Notes :
1. M. de Unamuno, Ma religion et autres essais, 1910.
2. K. Löwith, Ma vie en Allemagne et après 1933.
3. M. Heidegger, Gesamtausgabe (œuvres complètes), t. 36-37, p. 89
4. R. Safranski, Heidegger et son temps, 1996.
5. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1978.
6. Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763.


Image : La famille Calas, Carmontelle.

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