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II. Considérations critiques.
Pendant longtemps, on a cru que Micromégas, publié en 1752, avait été écrit entre Zadig et Candide, mais les travaux d'Ira Wade ont révélé une version antérieure du texte sous le titre de Voyage du baron de Gangan, qui remonterait probablement aux années 1738-1739, ainsi que l'indiquent les événements mentionnés dans l'intrigue du conte. Voltaire nomme ce premier état une « fadaise philosophique » qu'on ne doit lire que pour se délasser d'un « travail sérieux »(1). En substituant au baron Gangan, dont le nom procède plutôt de la farce rabelaisienne, le personnage de Micromégas, Voltaire semble vouloir accentuer la dimension philosophique du conte, en appuyant sur une vision relativiste de l'homme et de l'univers. Le conte n'en cesse pas pour autant d'être une fantaisie qui, selon Jean Goulemot, « mêle [...] références scientifiques, allusions à l'actualité, souvenirs de récits fantastiques venus de Swift ou de Cyrano de Bergerac, allusions aux théories scientifiques et aux doctrines métaphysiques et éléments de farce »(2).
Récit bref, Micromégas est construit autour d'une répétition de la séquence voyage/conversation. Cependant, d'une séquence à l'autre, la perspective évolue : Micromégas et le saturnien ne constituent pas une énigme l'un pour l'autre, c'est nous, lecteurs, qui sommes surpris de leurs extravagantes propriétés ; lors de la seconde rencontre, en revanche, les Hommes constituent bien un mystère pour les voyageurs ; Voltaire met alors en scène notre propre étrangeté et nous invite à philosopher sur notre condition.
Le conte mélange deux genres en vogue à l'époque : le récit de voyage imaginaire, à la manière des Voyages de Gulliver de Swift(3), avec lequel la filiation semble évidente (voyageurs explorant des mondes inconnus) ; mais aussi le voyage d'un étranger parmi nous, à la manière des Lettres Persanes de Montesquieu (regards étrangers faisant éclater nos absurdités et incohérences). S'il s'en inspire, c'est en partie pour les parodier, le plus souvent au moyen de réécritures : Micromégas est banni pour les mêmes raisons que le héros de Montesquieu, voyage dans les étoiles en utilisant des procédés proches de ceux du Dyrcona de Cyrano, le langage du saturnien caricature le style précieux de Fontenelle , etc. Réécriture, mais aussi inversion des conventions : alors que traditionnellement les voyageurs découvrent un monde utopique qui s'impose à eux, ici, ce sont les voyageurs qui s'imposent à un monde présenté comme « ridicule », « irrégulier », « mal construit »...
Outre sa dimension parodique, Micromégas dresse également un « état des connaissances et des lectures de Voltaire »(4).
Connaissances scientifiques d'abord : les années 1730, pour Voltaire, sont celles des lectures scientifiques, de l'enthousiasme pour les théories de Newton et des essais d'expérimentations. Tout cela est mis à contribution : Micromégas est présenté comme expérimentateur, observateur, physicien, etc. ; sa rigueur le pousse à contester les conclusions hâtives et péremptoires de son compagnon saturnien, à inventer de nouveaux instruments d'observation et de communication ; ses questionnements mettent en évidence son désir d'approfondir science et philosophie (inséparables dans la quête de sagesse voltairienne). De plus, c'est par le savoir scientifique que voyageurs et humains parviennent à nouer une conversation jugée « intéressante » : « La science apparaît à la fois comme un langage universel et comme le signe le plus évident de la grandeur de l'esprit humain »(5).
Réflexions philosophiques ensuite : la curiosité de Micromégas permet la mise en évidence de caractéristiques essentielles de l'humain : faculté de penser, possibilité d'atteindre un certain niveau de connaissance dans les sciences exactes, mais aussi influences des passions aveugles, qui, mal apprivoisées, peuvent induire fanatisme, intolérance, quête de puissance au détriment des autres, … Dans le domaine des connaissances, bilan mitigé également : le livre blanc de Micromégas marque l'impossibilité de voir « le bout des choses ». Grandeur relative de l'humain, des connaissances : cette leçon de relativisme vaut pour tout le livre : relative grandeur des mers et montagnes, qui, quand on passe à un autre ordre de grandeur ne sont plus qu'étangs et grains de sable ; elle vaut invitation à la modération, mise en évidence de l'absurdité d'un sentiment de supériorité dont, pourtant, on ne se déprend pas si aisément. Ce jeu vertigineux avec les proportions, ce constat des limites humaines pourrait être mis au service d'un sentiment d'angoisse face au mystérieux, à l'infini, comme c'est le cas chez Pascal : Voltaire refuse cette perspective, et, avant Nietzsche, mais après Rabelais, lui oppose le savoir ludique et le rire salvateur. L'Homme est limité ? Qu'il le reconnaisse, l'accepte et en rie : Voltaire n'est peut-être pas un grand philosophe, sa sagesse n'est pas sans faille, mais cette proposition en constitue sans doute l'article le plus intéressant... à mes yeux du moins.
Antisthène Ocyrhoé.
Notes :
- Cf. la correspondance Voltaire - Frédéric II de juin 1739.
- Jean Goulemot, préface à l'édition Livre de Poche – Libretti de Micromégas, p.11.
- Voir mon article sur Swift : Ici
- Jean Goulemot, op.cit. p.18.
- Idem, p. 20-21.
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