Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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Le bonheur dans le crime selon France 2.


~Moulins à vents.

Il n'y a pas si longtemps, j'ai lu Les diaboliques. Derrière ce titre plutôt accrocheur, un recueil de nouvelles signé Barbey d'Aurevilly. L'annonce relativement accrocheuse de France 2, qui proposait une adaptation du Bonheur dans le crime, a donc naturellement attisé ma curiosité et je me suis, il y a une semaine, tranquillement assise devant mon téléviseur pour voir ce qu'il en était.
Rappelons rapidement l'intrigue générale de cette petite histoire. Un médecin arrive dans une petite ville moribonde, bastion d'aristocrates à l'avenir incertain. Seule activité de la ville : une salle d'armes où officie un bien étrange professeur. Hauteclaire (et non Claire) Stassin, jeune femme ravissante et impassible, donne des cours d'escrime avant de disparaître mystérieusement. On apprend finalement qu'éprise de Savigny, elle a été engagée dans son foyer comme servante, sous le nez de sa femme. Le couple s'arrange pour assassiner la comtesse avant de vivre un bonheur parfait, en dépit de leur crime ...


Avant de m'insurger (mais ça viendra), je voudrais dire quelques mots à propos du concept d'adaptation d'une œuvre littéraire : exposer rapidement mon point de vue histoire de fonder ma critique. Je ne pense pas faire partie de ceux qui hurlent à la moindre coupure, ou à la moindre modification : cinéma (ou télévision) et livre sont deux supports différents et il est bien normal de faire quelques changements d'usage afin de ne pas se retrouver avec des films infinis. Là n'est pas le problème. Cependant, je considère (et l'on pourra peut-être me contester sur ce point) que lorsque l'on présente un film comme tiré d'une œuvre littéraire, on se doit d'être un tant soit peu fidèle au propos de l'auteur, à l'esprit qu'il a voulu insuffler à son œuvre. C'est une question d'honnêteté intellectuelle : que ceux qui souhaitent s'inspirer d'un scénario et en modifier le sens indiquent que leur réalisation est "librement adaptée de" ou "inspirée de". Je ne demande au final pas grand chose. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand je vis qu'un programme se présentant comme sérieux, ayant pour titre "Romans et nouvelles du XIXème siècle" et faisant donc clairement référence aux sources des histoires, présente Le bonheur dans le crime de cette façon-là ...

Présenté comme sulfureux et provocateur, ce téléfilm semble paradoxalement bien moins scandaleux que l'original, confortant le public dans ses opinions, faisant d'une nouvelle "Diabolique" un fait divers lointain, destiné à amuser le public. Parmi les éléments qui m'ont empêchée d'apprécier ce film, pourtant élégamment réalisé, voici :
- Toute l'atmosphère de la nouvelle se base sur l'impassibilité d'Hauteclaire. Maître d'arme, la jeune femme dissimule constamment son visage, que ce soit derrière un masque d'escrime ou un voile. Impossibilité pour le lecteur d('apercevoir son visage, encore moins ses expressions. Le film quant à lui présentera une jeune femme étonnamment proche des hommes, enseignant l'escrime à visage découvert. Et elle sera tout sauf impassible puisqu'elle régale le spectateur d'un petit sourire en coin à chaque seconde. Dimension pourtant très importante dans les nouvelles, élément sur lequel Barbey insiste plus que lourdement, l'impassibilité, le caractère inaccessible du personnage sont complètement eclipsés. Hauteclaire était un sphinx et une diabolique. Quant à la relation entre la jeune femme et Savigny, le choix du scénariste me semble problématique. Là où il y avait une réelle indétermination sexuelle, ("Chose étrange ! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs !") le film montre un homme passif, se laissant guider par une femme dangereuse et nuisible. Il est assez curieux de voir que, partant d'une nouvelle (et d'un recueil) d'où la condamnation morale est absente, montrant un couple diabolique, l'on prenne bien soin de nous montrer qui il s'agit de condamner et qui semble le plus monstrueux.

Au final, l'adaptation du Bonheur dans le crime semble bien sage. Il s'agit de conforter le public dans ses attentes : on fait ainsi un film élégant en costumes, l'on exacerbe le personnage du médecin, libre-penseur et confiant en les avancées scientifiques. Au contraire, l'on gommera tout élément susceptible de gêner, quand bien même serait-il très présent dans la nouvelle d'origine : sadisme, assassinat prémédité et réalisé sur le long terme, indétermination sexuelle, absence de morale. Barbey rendu classique, Barbey adapté au bon goût bourgeois. En ce sens, Hauteclaire était un sphinx, une diabolique. Claire n'est plus qu'une femme fatale. Dommage.



Image : Félicien Rops -Le bonheur dans le crime

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