Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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La bataille d'Ubu roi


~ Notes éparses sur une querelle littéraire rigolote.

La pièce Ubu roi, portée sur scène en 1896, prend sa source sur les bancs d'un lycée à Rennes. L'étrange personnage a pour modèle un professeur de physique fort chahuté par ses élèves, M. Hébert, inspirateur de toute une geste inventive et potache qui circule d'élèves en élèves. C'est alors qu'arrive dans ce lycée rennais un certain Alfred Jarry, qui récupèrera notamment une pièce, parmi tous les écrits sur le personnage : Les polonais. C'est par son intermédiaire que ce qui n'était qu'un délire sans grande conséquence entre copains de classe deviendra littéralement un symbole et un mythe de l'histoire littéraire.
Le jeune homme part pour Paris, la pièce sous le bras et une marionnette dans sa valise, et fréquente différents acteurs de la scène littéraire dont Marcel Schwob, Alfred Valette , directeur du Mercure de France et sa femme Rachilde. Dans le milieu symboliste, la figure d'Ubu fait son apparition, au cours de représentations privées ou inséré dans des textes poétiques publiés dans diverses revues. C'est finalement au Théâtre de l'œuvre dirigé par Lugné-Poe, que le spectacle est annoncé ...



Ce 9 Décembre 1986, un autre évènement d'importance dispute la vedette à la représentation de Jarry ... Rue Scribe est organisé un grand banquet en l'honneur d'une actrice mythique, icône du grand théâtre officiel de la fin du XIXème siècle : Sarah Bernhardt. Qu'importe : la générale et la première d'Ubu roi attirent tout de même un vaste public, composé de "gensdelettres" de tous bords et de vieilles connaissances d'Alfred Jarry. Georges Rémond dans La bataille d'Ubu roi lui fait dire : "Le scandale devait dépasser celui de Phèdre ou d'Hernani. Il fallait que la pièce n'allât pas jusqu'au bout et que le théâtre éclatât." Et il faut dire qu'alors la pièce a tout pour choquer : les accessoires et instruments de scène sont en carton (pensons par exemple aux chevaux à roulettes), les lieux évoqués par la pièce indiqués par une simple pancarte qu'on change au besoin, l'acteur principal est affublé d'un masque qui lui pince et le nez et d'une bedaine en carton, la toile peinte par plusieurs artistes est d'une absurdité accomplie. Dans son discours introducteur, Jarry la décrit ainsi : "vous verrez des portes s'ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits éléphants perchées sur des étagères." L'auteur se paie d'ailleurs le luxe de prononcer un discours introducteur d'une voix inaudible avant l'ouverture de rideau, fardé de blanc ; celui-ci s'achève sur cette phrase : "[l'action] se passe en Pologne, c'est à dire Nulle Part." La pièce peut alors commencer : l'acteur jouant Ubu s'avance et prononce un "Merdre !" retentissant. Georges Rémond précise quant à lui l'étrange requête que Jarry leur aurait adressé : "Nous devions donc provoquer le tumulte en poussant des cris de fureur si l'on applaudissait, ce qui, après tout, n'était pas exclu ; des hurlements d'admiration et d'extase si l'on sifflait. Nous devions également, si possible, nous colleter avec nos voisins et faire pleuvoir des projectiles sur les fauteuils d'orchestre." Tous les ingrédients semblent donc réunir pour provoquer le plus éclatant des scandales ...


Sans grande surprise, le pari est réussi : la bataille d'Ubu roi, c'est la bataille d'Hernani mais en plus rigolo. Peu de gens eurent le privilège d'entendre les répliques échangées par les acteurs, la majeure partie du spectacle se trouve être parmi les spectateurs. Parmi les cris et les vociférations de la salle, Georges Rémond relève en vrac : "Ouigre congre !" , "outre, boufre", "bouffresque" et 'mangre cochon" (pour ceux qui, apparemment, ont été marqués par le "Merdre" liminaire ...) ; "C'est sublime !", "Tas d'idiots ! vous ne comprendriez pas mieux Shakespeare !" ou même "Silence aux petits pâtissiers !". Il rapporte également qu'un homme étrange (qu'on soupçonne être Péladan, écrivain français un brin mystique), cria par deux fois "Ohé les races latines ! Ohé les races latines !". Fernand Lot, lui, rapporte que le préposé aux éclairages plongeait de temps en temps la salle agitée dans l'obscurité la plus complète avant de rallumer toutes les lampes, dans l'intention de calmer un peu les agitateurs dissimulés dans la pénombre ...



A ces représentations, se sont finalement réunis des artistes et des critiques de tous bords, classco-traditionnels ou appartenant à l'avant-garde, "poètes chevelus, esthètes crasseux et grandiloques" selon le mot de Jean Tailhade. En reprenant cette pièce et en la portant sur la scène parisienne, Alfred Jarry avait frappé un grand coup. Ubu roi ne connut que deux représentations, les 9 et 10 Décembre. Le désordre causé , le scandale qui fit rage élèvera la pièce au rang de mythe.
Et aux chahuteurs de la classe du professeur Hébert ont succédé les querelles des "gensdelettres" parisiens.

"De par ma chandelle verte !"

(Informations tirées de l'appareil critique d'Ubu roi en folio classique, et du foliothèque sur le cycle Ubu.)

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