Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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Jonathan Swift : Les Voyages de Gulliver.


Je me permets un petit article sur Jonathan Swift, auteur irlandais du XVIIIe (1667 - 1745), que je considère comme le maître absolu en matière d'humour noir, et comme l'écrivain le plus corrosif du XVIIIe siècle, du moins, de ceux que j'ai eu l'occasion de croiser au fil de mes lectures. Je ne fais pas de biographie pour l'instant, mais on peut trouver cela assez facilement sur le net. Je me contenterais de parler de son chef-d'oeuvre : Les Voyages de Gulliver (1726).



Les voyages de Gulliver constituent une lecture intéressante à plus d'un titre : par une de ces ironies dont l'histoire littéraire est remplie, ce livre est à la fois l'un des plus connus et l'un des plus méconnus du grand public.

L'un des plus connus, car, à l'instar d'autres romans de la même période — Robinson Crusoé par exemple — on a adapté son univers imaginaire fécond à la littérature enfantine. Le royaume des géants, celui des vertueux chevaux « houyhnhnms », ou, bien sûr, celui des Lilliputiens, constituent évidemment une aubaine pour les créateurs de dessins animés en mal d'imagination, ainsi qu'une réserve d'histoires facilement adaptable à l'imaginaire enfantin, si friand de toutes ces créatures de contes de fées.

D'une certaine manière, il semble que tous ces ingrédients ont fait la popularité de l'œuvre autant qu’ils sont cause de la méconnaissance profonde dont souffre l’ouvrage. Car, si une chose est sûre, c'est que Swift n'a jamais eu en tête d'écrire un livre pour les enfants. D'une part, il faut se souvenir qu'au début du XVIIIe siècle, l'enfant est compté pour rien dans la société, et que cela aurait paru d’une grande bizarrerie qu'un homme érudit et renommé perde son temps à lui composer un ouvrage. D'autre part, loin de vouloir divertir les enfants, Swift ne souhaite même pas amuser le grand public : ainsi qu'il le dit lui-même dans une lettre au poète Alexander Pope, « La fin principale que je me propose dans toutes mes œuvres est de meurtrir les hommes plutôt que de les amuser.»

Le doyen de St-Patrick, dont André Breton dira dans son Premier manifeste du surréalisme qu'il est « surréaliste dans la méchanceté », s'avère en effet un polémiste de premier rang, faisant office de maître indépassable en matière d'humour noir. Ainsi, son œuvre peut à juste titre être qualifiée de « grinçante » : derrière tous les voyages étranges du Docteur se lit — de manière à peine voilée — une critique radicale, acerbe et désabusée de l'Angleterre, des Anglais, de la culture occidentale, mais aussi de la nature humaine. Ces quelques lignes me semblent suffisamment éloquentes :

« Mon petit ami Grildrig, vous m'avez fait de votre pays [l'Angleterre] un panégyrique tout à fait admirable. Vous avez nettement prouvé que l'ignorance, l'incapacité et le vice sont les qualités que vous requérez d'un législateur, et que personne n'explique, n'interprète et n'applique les lois, aussi bien que ceux dont l'intérêt et le talent consistent à les dénaturer. [...] Je le puis tirer qu'une conclusion : c'est que les gens de votre race forment, dans leur ensemble, la plus odieuse petite vermine à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la Terre. » (2e Partie, chapitre VI)

Ou encore, plus loin : « Il [le maître Houyhnhnms de Gulliver] nous considérait [les hommes] comme une sorte d'animaux, qui avaient reçu en partage, il ignorait par quel accident, quelques bribes de raison : mais nous utilisions celle-ci uniquement comme moyen d'aggraver notre dépravation naturelle et d'acquérir de nouveaux vices que la Nature ne nous avait pas donnés. Nous faisions exprès de nous dépouiller des quelques heureuses qualités qu'elle nous avait accordées, et nous avions parfaitement réussi à multiplier nos besoins primitifs, de sorte que nous passions toute notre vie à faire des efforts inutiles pour les satisfaire d'une façon ou d'une autre. » (4e partie, chapitre VII).

Ainsi, à la fin de ses nombreux périples, le Docteur Gulliver deviendra un misanthrope achevé, honteux de son humanité, ne supportant plus ses congénères, et contrit d'avoir eu des enfants, contribuant ainsi à la perpétuation d'une espèce qu'il juge dorénavant haïssable et méprisable sans recours.

Ce texte, en plus d'une critique de moraliste désabusé peignant en noir la nature humaine, se double d'une satire politique virulente : l'épisode de l'île volante de Laputa faisant office d’allégorie satirique et véhémente dénonçant la tyrannie politique exercée par l'Angleterre sur l'Irlande.

Toutefois, ne concluons pas trop vite que, si les hommes tels qu'ils paraissent dans l'univers de Swift servent de repoussoir, les peuples croisés par Gulliver servent, à l'inverse, de modèle utopique sur lesquels nous pourrions modeler notre conduite : outre que certains peuples rencontrés par le Docteur sont des peuples humains aussi mauvais que les autres, les peuples des lilliputiens et des géants, pour être sans doute moins néfastes que les hommes, n'en sont pas moins frappés de vices similaires, comme en témoigne la méchanceté de certains personnages à l'encontre de Gulliver, quel que soit le lieu où il se trouve (ainsi, le géant qui le recueille d'abord en fait un monstre de foire dans le seul but de s'enrichir ; certains lilliputiens jaloux complotent la perte du docteur, etc.) Même la figure des « vertueux chevaux Houyhnhmns » n'est pas parfaite, puisque leur froide raison les rend monstrueux au point que nous les voyons disserter sur les dispositions à prendre pour exterminer la race humaine peuplant leur territoire (les fameux « Yahoos »).

Roman d'une noirceur totale, les voyages de Gulliver semblent bien n'être rien moins qu'un ouvrage pour la jeunesse. Cependant, que le lecteur ne craigne pas de sombrer dans le plus total désespoir à la lecture d'un ouvrage aussi sombre sur le fond : cette métaphysique désabusée est agréablement servie par une écriture alerte, vive, prenante, et le tout est plein d’épisodes burlesques et absurdes, ainsi que d'un humour corrosif qui provoquera plus d'un éclat de rire chez celui qu'une foi inébranlable en la vertu de l’homme n'anime pas. À déconseiller aux optimistes naïfs, donc, mais à recommander chaudement à tous les autres comme une lecture roborative au plus haut degré, qui donne à rire et à sourire autant qu'à réfléchir.

Eucrasiquement,


Antisthène Ocyrhoé.

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