Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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Voltaire était-il philosophe ?


J'ai lu récemment, en ouverture d'un article sur Marx, que Voltaire désira ardemment d'être philosophe et le fut à peine, alors que Marx, ne le souhaitant pas, le fut pleinement. Il est vrai que l'on peut s'interroger sur le statut philosophique de Voltaire : au sens du XVIIIème siècle, il était bien un "philosophe", c'est-à-dire un intellectuel des lumières ; mais dans le sens contemporain du mot, la question mérite d'être posée. Il est significatif de relever qu'aucun texte de cet auteur ne figure dans les manuels de philosophie actuels (du moins, dans ceux que j'ai compulsés), mais est-ce à dire que sa philosophie ne vaut absolument rien, voire qu'il n'existe aucune philosophie voltairienne au sens positif du terme ? En fait, Voltaire semble avoir avant tout été un polémiste, qui entendait lutter contre les systèmes vains, les opinions fausses, et condamnait toute attitude fondée sur un acte de foi, ou sur des démarches purement abstraite de la pensée. Pourtant, contrairement à ce que l'on entend souvent et que l'on serait volontiers tenté de croire, il ne s'est pas contenté de détruire : il possédait des convictions positives et recherchait rien moins que la vérité, la sagesse et le bonheur. Oui oui, tout ça !




I) La Critique Voltairienne.

A) Le procès des institutions politiques et sociales.

Voltaire attaque notamment le gouvernement de son pays. Le despotisme de la monarchie absolue est vain dans son principe, car il est fondé, non sur les lois de la raison, mais sur le caprice du souverain. Il est funeste dans ses conséquences, car il entraine l'esclavage, la persécution, l'hypocrisie et la bassesse des sujets, la vénalité des ministres, des fonctionnaires, des juges ; Voltaire lutte en particulier contre les privilèges fiscaux, les lettres de cachet, le servage, la gabelle, et surtout contre les cruautés de la guerre et de la torture : "N'est-il pas bien permis, que dis-je ! bien nécessaire d'avertir souvent les hommes qu'ils doivent ménager le sang des hommes ? Je voudrais que le récit de toutes les injustices retentît sans cesse à toutes les oreilles !"

B) La condamnation du fanatisme religieux.

Voltaire est hostile aux discussions théologiques et combat les religions établies. Selon lui, la théologie est vaine : il en dénonce les méthodes en recourant à l'histoire, à l'exégèse, à la philologie ; il assimile les dogmes aux fables mythologiques ; il voit seulement dans l'Ancien Testament la chronique très suspecte du peuple juif, dans les évangiles des récits controuvés. Selon lui encore, les religions établies sont néfastes : elles font naître le désordre dans les Etats ; elles entrainent des Schismes et des querelles ; elles entretiennent l'ignorance et le fanatisme. "Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ; qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes", écrit-il dans la célèbre prière à Dieu du Traité sur la Tolérance.

C) Refus du dogmatisme métaphysique.

Voltaire refuse à l'homme le pouvoir de résoudre les grands problèmes qui dépassent son entendement. La métaphysique est inutile : l'esprit humain a des bornes, et ne saurait pénétrer la nature des choses ; Dieu, l'âme, la matière, posent autant d'énigme, auxquelles les philosophes répondent par un chaos contradictoire d'obscurités : "Pourquoi sommes-nous ? Pourquoi y a-t-il des êtres ? Qu'est-ce que le sentiment ? Comment l'ai-je reçu ?... Je l'ignore profondément, et je l'ignorerai toujours." Peu importe d'ailleurs : quel besoin a-t-on de métaphysique pour la conduite ordinaire de la vie ? En outre, la métaphysique est néfaste : elle engendre des systèmes opposés qui divisent les hommes, ou des théories nuisibles comme l'optimisme leibnizien, aveuglément soumis à la Providence (mais, sur ce point, force est de constater que Voltaire n'a pas plus compris la pensée de Leibniz qu'il ne comprendra celle de Rousseau) ; elle entrave l'action humaine, alors qu'il faut batailler sans relâche pour rendre l'homme moins malheureux.


II) L'idéal voltairien.

Dans l' "universel abattis" que prescrit le philosophe, certains principes demeurent fermes et constituent la base d'un nouvel édifice : il faut vivre dans un état bien policé, pratiquer la religion naturelle et se conformer à la morale.

A) L'idéal politique.

Voltaire condamne l'arbitraire, non le monarque ; mais le monarque doit conformer sa conduite aux exigences de la raison. Un prince conseillé par les philosophes, philosophe lui-même, rendra son peuple heureux, en concédant de plein gré les libertés indispensables ; ses sujets, eux-mêmes formés à l'esprit philosophique, accepteront de bon coeur sa tutelle, et le bonheur public régnera sous la loi du " despotisme éclairé ".

B) L'idéal religieux.

Voltaire condamne les religions établies, non la foi raisonnée en un principe divin. Selon lui, la raison prouve l'existence d'un Dieu, seule explication possible du monde, "être nécessaire, éternel, suprême, intelligent". Ce Dieu architecte et ouvrier régit le monde selon des lois immuables ; il veille à l'ordre universel et peut se révéler à l'occasion comme un Dieu justicier, rémunérateur et vengeur. Quant à la religion, elle est nécessaire au peuple ; mais elle doit proscrire les dogmes, les cérémonies, et se définir, non comme un système théologique, mais comme une institution d'Etat.

C) L'idéal moral.

Voltaire condamne les théories métaphysiques, non l'humble et honnête réflexion sur les grands problèmes. Il dispute sur la nature de l'âme, sur l'existence du mal, sur la destinée de l'homme, mais en conservant toujours beaucoup de prudence dans ses affirmation. Il s'attache à concilier le déterminisme universel avec la liberté humaine (de même que Nietzsche tentera de concilier liberté humaine et déterminisme de la Volonté de puissance). Il ne pousse jamais son pessimisme jusqu'au désespoir stérile. Il est avant tout soucieux d'action utile et il enseigne une sagesse pratique. L'homme doit construire son propre bonheur et aider son prochain à être heureux : la plus belle vertu est la bienfaisance, la grande loi de l'espèce est le travail - ce en quoi nous voyons que Voltaire est encore très chrétien, quoi qu'il en dise.


Pour conclure, nous pouvons noter que l'oeuvre philosophique de Voltaire a souvent été surfaite ou calomniée par les esprits de parti. Il doit être possible, aujourd'hui, de juger ses idées sans passion et de les apprécier à leur valeur : la philosophie de Voltaire, à bien des égards, semble insuffisante. Ardent à la négation, Voltaire n'a pas toujours remplacé ce qu'il détruisait : il a combattu la monarchie absolue, mais il put s'apercevoir par sa propre expérience en Prusse que le despotisme éclairé est une utopie ; il a combattu le christianisme, mais il lui a opposé un déisme vague, abstrait, incapable d'exalter ou même de consoler ; il a combattu les grandes hypothèses sur l'au-delà, mais les hommes qui éprouvent l'angoisse du destin n'en seront jamais libérés par des raisonnements.

Cependant, la sagesse pratique de Voltaire demeure. Son oeuvre contient un art de vivre et un programme d'action. Elle témoigne d'un amour profond pour les hommes et d'une foi robuste dans le progrès de la civilisation.

On regrettera simplement que Voltaire n'ait pas été le premier à mettre cette sagesse en oeuvre : la lecture de sa correspondance révèle un Voltaire assez éloigné de ce que son oeuvre littéraire et philosophique laisserait attendre : Il s'y révèle frivole, recherchant avec avidité le luxe et les plaisirs. Il s'y révèle âpre au gain, sinon avare : de nombreuses lettres de jeunesse témoignent qu'il fut hanté par la préoccupation de s'enrichir - ce qu'il réussira, par la traite des noirs notamment... Il s'y révèle ambitieux : il s'humilie souvent avec excès pour gagner la protection des grands, et ses flatteries appuyées à Frederic de Prusse, au début de leur correspondance, sont parfois gênantes. Enfin, il s'y révèle vaniteux, et étale, non sans naïveté, sa noblesse récente, sa richesse, son influence, ses mérites d'auteur ; il supporte impatiemment les critiques et admet difficilement que d'autres écrivains puissent prétendre à la gloire littéraire - ce qui explique, en partie, la violence ironique de ses charges contre des Marivaux, Rousseau, etc.

Alors, Voltaire, auteur d'une oeuvre philosophique ? sans doute, bien que son système soit fragile ; philosophe dans les actes ? Malgré ses grands combats, rien n'est moins sûr...

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