Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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L'Homme unidimensionnel de Marcuse.


Herbert Marcuse est né en 1898 et mort en 1979. Philosophe américain d'origine allemande, nourri de Freud et de Marx, il est considéré comme le théoricien de la "contestation". Ces oeuvres principales sont : Eros et Civilisation (1955), L'Homme unidimensionnel (1964).

Marcuse reprend le thème marxiste de l'aliénation et soutient que la civilisation technologique contemporaine réduit l'homme à s'identifier avec le système social, détruisant ainsi sa "dimension intérieure". Pour l'illustrer, je vous propose de lire le passage suivant :

" L'individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l'usine. Les divers processus d'introjection(1) se sont cristallisés dans des réactions presque mécaniques. Par conséquent, il n'y a pas une adaptation mais une mimésis, une identification immédiate de l'individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu'ensemble.

Cette identification immédiate, automatique, qui a caractérisé les formes primitives d'association, réapparait dans la civilisation industrielle avancée. Mais une organisation et une gestion élaborées et scientifiques ont créé cette "immédiateté" nouvelle. Dans ce processus la dimension "intérieure" de l'esprit qui pourrait provoquer une opposition au statu quo s'est restreinte. La perte de cette dimension où la pensée négative trouvait sa force - la force critique de la Raison - est la contrepartie idéologique du processus matériel au moyen duquel la société industrielle fait taire et réconcilie les oppositions. Le progrès technique fait que la Raison se soumet aux réalités de la vie et qu'elle devient de plus en plus capable de renouveler dynamiquement les éléments de cette sorte de vie. L'efficacité du système empêche les individus de reconnaitre qu'il ne contient que des éléments qui transmettent le pouvoir répressif de l'ensemble. Si les individus se retrouvent dans les objets qui modèlent leur vie, ce n'est pas parce qu'ils font la loi des choses, mais parce qu'ils l'acceptent - non comme une loi physique mais en tant que loi de leur société.

Je viens de suggérer que le concept d'aliénation devient problématique quand les individus s'identifient avec l'existence qui leur est imposée et qu'ils y trouvent réalisation et satisfaction. Cette identification n'est pas une illusion mais une réalité. Pourtant, cette réalité n'est elle-même qu'un stade plus avancé de l'aliénation ; elle est devenue tout à fait objective ; le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée. Il n'y a plus qu'une dimension, elle est partout et sous toutes les formes. Les réalisations du progrès défient leur mise en cause idéologique aussi bien que leur justification ; devant son tribunal, la " fausse conscience " de leur rationalité est devenue la vraie conscience.

Que la réalité ait absorbé l'idéologie ne signifie pas cependant qu'il n'y a plus d'idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l'a précédée parce que l'idéologie se situe aujourd'hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L'appareil productif, les biens et les services qu'il produit, "vendent" ou imposent le système social en tant qu'ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d'habillement, une production de plus en plus envahissante de l'industrie des loisirs et de l'information, impliquent des attitudes et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l'ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; il façonnent une fausse conscience insensible à ce qu'elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessible à un plus grand nombre d'individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C'est une manière de vivre meilleure qu'avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. Dans cette forme, les idées, les aspirations, les objectifs qui, par leur contenu, transcendent l'univers établi du discours et de l'action, sont soit rejetés, soit réduits à être des termes de cet univers. La rationalité du système et son extension quantitative donnent donc une définition nouvelle à ces idées, à ces aspirations, à ces objectifs. "


Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit.


1. Introjection : subs. fem. PSYCHANAL. ,,Processus inconscient par lequel l'image, le modèle d'une personne, est incorporé, identifié au moi ou au sur-moi

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