Encyclopédie à part, Diderot n’est guère moins considérable dans le XVIIIe siècle que Voltaire et Rousseau. Avant Rousseau, et quand Voltaire était encore tout ligoté de préjugés, de vanités, d’ambitions mondaines, Diderot s’était franchement déclaré l’homme de la nature. Et voici ce que la nature était pour lui.
Elle était – elle fut du moins de bonne heure – l’athéisme. Dieu n’est pas dans la nature. Il ne saurait y être, et on n’y a que faire de lui. Le monde est un vaste billard où une infinité de billes roulent, se croisent, se choquent, formant un inextricable réseau de mouvements nécessaires, qui ne s’épuisent jamais. Mais la morale ? Elle n’en souffrira pas. « Ne pensez-vous pas qu’on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien ? – Je le pense. – Qu’on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ? – Assurément. – Et que, dans un âge plus avancé, l’expérience nous ait convaincus qu’à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu’un coquin ? » Instinct, éducation, expérience : voilà qui suffit pour la morale. Être vertueux pour aller en paradis, c’est prêter à Dieu à la petite semaine ; et le malheur est que les prêteur donne des crocodiles empaillés, non de bonnes espèces ; car la vertu des sacristies, c’est d’aller à la messe, de ne point toucher aux vases sacrés ; l’amour du prochain vient après. La religion, qui punit le sacrilège plus que l’adultère, est immorale ; elle laisse, pour des pratiques, subsister toute la corruption du monde. Elle est source de crimes, fanatisme, guerres, supplices, etc. : c’est acheter trop cher un fondement de la morale, qui ne fonde rien du tout. Dieu existe ou n’existe pas ; s’il existe, il n’existe pas dans la nature ; nous n’avons pas à en tenir compte. Il n’existe pas pour nous ; si nous disons un peu imprudemment qu’il n’existe pas du tout, il n’y a pas grand mal à cela. Qu’un beau jour, hors de la vie, nous nous trouvions face à face avec lui, dans son monde, eh ben, Dieu n’est pas assez mauvais diable pour nous en vouloir de l’avoir nié, quand nous n’avions aucune raison de l’affirmer.
La nature, en second lieu, pour Diderot, c’est le contraire de la société. Tous les maux, tous les vices de l’homme, viennent de la société, qui a inventé la religion, les puissances, les distinctions, la hiérarchie, la richesse, c’est-à-dire l’oppression des uns, la tyrannie des autres, de la corruption et de la misère pour tous, - qui a inventé surtout la morale. Car voilà la caractéristique de Diderot : hardiment, crûment, tantôt cynique et souvent profond, il s’attaque à la morale. Elle n’est qu’une institution sociale, d’autant plus haïssable que sa contrainte hypocrite s’exerce par le dedans : sous le nom de morale, on instruit les enfants à s’interdire quelques plaisirs légitimes qui résultent des fonctions naturelles.
C’est le naturalisme de Rabelais, celui de Panurge et de frère Jean, qui reparaît chez Diderot, dans ces êtres qu’il a choisis et faits conformes à son idéal, dans le Neveu de Rameau et dans Jacques le fataliste. Il supprime toutes les vertus, chrétiennes, stoïciennes, mondaines même, qui n’ont rapport qu’à l’individu, et sont fondées sur le respect de soi-même. Chasteté, pudeur, sobriété, réserve, dignité, sincérité : sottises que tout cela, préjugés et gênes de la société. Le scrupule, la délicatesse sur les moyens sont des grimaces absurdes, quand on est assuré de son intention, et qu’on la sait bonne : voyez le curieux dialogue Est-il bon ? est-il méchant ? un des chefs-d’œuvre de Diderot. Qu’est-ce donc que la vertu ? Elle tient en un mot : c’est la bienfaisance. Tout ce qui est utile à l’humanité est bien ; tout ce qui est nuisible à l’humanité est mal ; ce qui ne fait ni bien ni mal à personne est indifférent ; que je mente, que je me grise, ou pis, qu’importe, si ces actes sont sans effets, sans prolongements funestes au dehors ? Et si, de mon mensonge, ou de mon ivrognerie, il sort un bien pour quelqu’un, j’ai bien fait d’être menteur ou ivrogne. La nature de Diderot l’a sauvé des vices qui avilissent ; pauvre, indépendant, généreux, sans convoitise et sans platitude, il est assez honnête homme pour arriver à faire une sorte de morale avec son instinct. Il s’appuie sur le respect, le culte de la nature, c’est-à-dire des phénomènes, car elle n’en est que la collection. Aussi ne peut-il s’empêcher d’admirer, presque d’aimer ce superbe jaillissement d’énergies naturelles, d’appétits, qu’offre le neveu de Rameau : il tombe d’accord avec lui que « le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi : que tout aille d’ailleurs comme il pourra ».
La nature, enfin, pour Diderot, c’est la science. Il en a conçu la méthode, les directions, les résultats. Mais ce mot de nature se détermine pour Diderot dans un sens bien moderne. Il n’y aperçoit plus cette nature intérieure que le XVIIe siècle étudiait surtout, dont Descartes croyait l’existence plus assurée et la connaissance plus facile que de la nature extérieure. Toutes ses impulsions, à lui, lui viennent du dehors ; sa philosophie, et celle de son temps, lui dit que toutes ses idées lui sont venues par ses sens : il est naturel que la nature extérieure, et les sciences qui s’y appliquent, soient l’objet de son étude. Dès le milieu du siècle, il annonce, bien témérairement, que le règne des mathématiques est fini : mais il annonce, par une sûre divination, que le règne des sciences naturelles va commencer. Physiologie, physique, c’est de ce coté-là qu’il appelle les jeunes gens, non sans emphase ; mais son geste de charlatan souligne des idées de savant. Avec Diderot le rapport de la philosophie et des sciences semble se renverser : la philosophie renonce à leur imposer ses systèmes, et elle attend leurs découvertes pour en extraire une conception générale de l’univers. La philosophie de Diderot, dans ses parties caractéristiques, est vraiment une philosophie de la nature : ce qu’il tire de Leibniz, ce sont ces principes de raison suffisante, de moindre action, de continuité, que l’étude scientifique du monde organisé et inorganique suppose et vérifie constamment ; et c’est lui d’abord qui, avant Helvétius, avant d’Holbach, remet l’homme dans la nature, et réduit les sciences morales aux sciences naturelles.
0 trait(s) d'esprit:
Enregistrer un commentaire