En allemand, Der Einzige und sein Eigentum. Kézako ? Rien moins que l'oeuvre principale qu'un certain Johann Caspar Schmidt fait publier à Berlin en 1844 sous le pseudonyme de Max Stirner.
L'origine de sa pensée doit être cherchée dans le courant dit de la "critique pure", issue de l'aile gauche de l'hégelianisme. Pour Stirner, l'erreur de la critique pure provient de son caractère négatif et abstrait ; toutefois le dépassement de cette attitude de pensée, le moment positif de la réalité qui doit résulter de cette négation, n'est pas l'histoire, construite elle aussi sur des systèmes et des positions idéologiques, mais bien l'individu dans sa réalité fondamentale et absolue, source de toute valeur, de toute pensée et de toute action. En fait, la cause de Dieu, de l'Humanité, du Peuple, de la Vérité, de la Liberté ne sont que des idéaux égoïstes qui mènent à la négation de tous les autres intérêts, d'où l'affirmation que le meilleur égoïsme est encore l'égoïsme envers soi-même, puisque le Moi est "l'unique, le néant d'où nous tirons tout".
Ce principe d'individualisme absolu, qui constitue le thème du livre, est posé d'abord comme critère d'interprétation de l'histoire, ensuite comme principe radical de critique et de réforme de la nouvelle humanité. Si l'antiquité a voulu idéaliser le réel et a fini ainsi par le nier et à le mépriser par excès de sagesse, le monde moderne veut réaliser l'idéal et finira par nier dans la réalité l'idéal même(1). Un tel processus - et ici on sent poindre le spectre de la vision historique hégélienne - a commencé avec le mythe chrétien du Dieu qui s'est fait homme. Le caractère immanent de la culture et de la philosophie modernes n'est rien d'autre que le terme d'une évolution.
C'est dans cette perspective que Max Stirner analyse les phénomènes de culture et les structures éthiques pour y trouver l'acte qui constitue l'égoïsme et critiquer ensuite tant l'ordre social traditionnel fondé sur des privilèges idéologiquement consacrés que les doctrines réformatrices faisant appel à un abstrait principe d'égalité collective qui aboutit à l'idée d'un État souverain. La vraie réforme consiste dans la reconnaissance de la souveraineté de l'individu. Où conduit une telle attitude, nous l'ignorons. "Que fera l'esclave lorsqu'il aura brisé ses chaînes ? Attendez et vous le saurez." Hélas, nous n'avons pas fini d'attendre...
On a souvent parlé de Stirner comme du plus anarchiste et du plus farouche des individualistes. En réalité cette "attente" trahit l'exigence d'une nouvelle éthique - peut-être d'ailleurs, est-ce précisément cette éthique qu'essaye de théoriser Michel Onfray, lequel ne cache pas son immense dette envers Stirner(2). L'Unique représente la pointe extrême d'une pensée dialectique qui vise à dépasser le compromis de l'Idéalisme hégélien, et cette pensée est aujourd'hui encore d'une actualité si brûlante qu'on croit discerner en Stirner les premiers accents de l'existentialisme : car l'"Unique" n'est que l'existant en tant que tel et par conséquent, en même temps, le néant absolu dont tout vient et auquel tout retourne.
Nous pouvons ajouter enfin que la pensée ultra-individualiste de Stirner semble avoir été l'une des grandes influences de Nietzsche, bien que ce dernier ne le reconnaisse jamais explicitement(3). Si l'on en veut une preuve, que l'on compare la pensée de Stirner sur l'individualisme et le potentiel néfaste des utopies socialistes à ce passage extrait d'Humain, trop humain (473) : "Le socialisme est le fanatique frère cadet du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l'héritage ; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l'État telle que le despotisme seul ne l'a jamais eue, même, il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu'il travaille à l'anéantissement formel de l'individu : c'est que celui-ci apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté." - C'est nous qui surlignons.
Nous pouvons ajouter enfin que la pensée ultra-individualiste de Stirner semble avoir été l'une des grandes influences de Nietzsche, bien que ce dernier ne le reconnaisse jamais explicitement(3). Si l'on en veut une preuve, que l'on compare la pensée de Stirner sur l'individualisme et le potentiel néfaste des utopies socialistes à ce passage extrait d'Humain, trop humain (473) : "Le socialisme est le fanatique frère cadet du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l'héritage ; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l'État telle que le despotisme seul ne l'a jamais eue, même, il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu'il travaille à l'anéantissement formel de l'individu : c'est que celui-ci apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté." - C'est nous qui surlignons.
Antisthène Ocyrhoé.
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Notes & Remarques :
1. Quand on voit les tournures qu'ont prises les expériences russe, chinoise et cubaine - entre autres - on ne peut que saluer en Stirner un visionnaire...
2. cf. La Sculpture de soi, La Politique du rebelle, etc.
3. Ce qui n'est peut-être pas si étonnant que cela : les philosophes n'aiment pas beaucoup reconnaître leurs dettes, et ce sont souvent ceux à qui ils doivent le plus qu'ils citent le moins.
4 trait(s) d'esprit:
Il y a aussi George Palante (que tu dois connaître surement) qui est beaucoup revenu sur la notion d'individualisme notamment sur l'association individualisme et anarchisme. Mais je n'ai pas encore eu le temps de lire ses écrits. En tout cas si tu cherches des écrits de Palante, tu peux trouver la sensibilité individualiste (qui contient aussi anarchisme et individualiste) chez milles et une nuit.
Oui bien sûr, George Palante, qui a été complètement mis à l'écart de son vivant, si bien qu'on ne s'intéressera vraiment à son oeuvre que longtemps après sa mort. (Et encore, peut-on dire qu'on lui a rendu la place qu'il mérité ?)
Quoiqu'il ne soit, le bonhomme a eu une belle descendance spirituelle, puisqu'il fut le professeur de philosophie de Jean Grenier, qui, a son tour, deviendra le professeur et l'ami d'un certain... Albert Camus !
Je parlerai peut-être de lui a une autre occasion. :)
Antisthène Ocyrhoé.
Une bonne avancée, me semble-t-il, sur la question de la filiation Stirner - Nietzsche ici : http://www.lsr-projekt.de/poly/frnietzsche.html. Je sors de la lecture. C'est évidemment un grand livre.
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