Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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[Texte du mois] Nietzsche et le problème de la "connaissance" dans le Gai Savoir.


Si l'on jette un œil, même distrait, à la philosophie européenne que l'on a choisi de conserver et d'enseigner avant Nietzsche, c'est-à-dire, pour faire bref, la pensée occidentale de Platon à Hegel, on se rend compte que, dans grande majorité des cas, les philosophes discréditent la pensée, la connaissance "du peuple", au profit de leur propre connaissance, c'est-à-dire de la connaissance philosophique - on s'en étonnera. L'intérêt de Nietzsche dans son Gai Savoir, et, plus spécifiquement, dans l'extrait que nous en reproduisons ci-dessous, est de montrer que, finalement, la connaissance des philosophes et celle du peuple, c'est un peu bonnet blanc et blanc bonnet. Qu'est-ce qui permet d'affirmer qu'elles ne sont pas aussi différentes que l'on aurait voulu nous le faire croire ? Le fait que ces deux modes de connaissance proviennent d'un même besoin originel de se rassurer, d'un même désir de sécurité : ils naissent d'un même "instinct de peur".


Concrètement, cela signifie que, populaire ou philosophique, ce que nous appelons connaissance est en fait un processus de re-connaissance par lequel nous cherchons à produire une connaissance pacifiée d'un monde a priori étrange et inquiétant ; un processus cherchant à réduire le flux en ébullition qu'est le réel en le découpant, l'organisant en catégories conceptuelles connues, familières, rassurantes. Dans cette logique, connaître revient donc à chercher en toute chose nouvelle quelque chose de familier, qui dissipe le malaise de l'étrangeté, l'inquiétude de l'inconnu : connaître relève dès lors d'un déni du multiple, de la différence, au profit de l'Un, de l'Idée platonicienne - que Nietzsche conteste vivement.

Le but de Nietzsche ? Faire émerger une troisième figure de la connaissance, qui ne serait ni la connaissance des philosophes, ni celle du peuple ; appeler de ses voeux une connaissance capable de restituer sa diversité, sa multiplicité, sa richesse au réel ; il souhaite l'accomplissement d'un "Gai Savoir" aventurier, n'ayant pas peur d'aller à la rencontre de l'étrange, de l'extraordinaire, de l'inconnu. Plus encore : pour lui, il s'agit de rendre son étrangeté à ce que nous considérons habituellement comme du connu, de l'acquis : les gens qui pensent connaître et se rassurer en assimilant l'inconnu au "bien connu" font fausse route, et leur erreur est précisément de ne pas/plus questionner le "connu", alors que ce dernier ne l'est finalement peut-être pas tant que nous voulons le croire : "Le bien connu est l'habituel ; et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à connaître, c'est-à-dire à voir comme problème." nous dit le philosophe au marteau.

Résolument nominaliste, Nietzsche refuse donc toute tentative de réduction du réel en catégories de grandes essences, spontanément reconnaissables et rassurantes, au profit d'une connaissance jubilatoire, allant au devant du monde, et non cherchant à le fuir, d'un Gai Savoir, donc, qui accepte le réel comme un irréductible flux en ébullition et apprend à composer intelligemment avec lui. Mais laissons à Nietzsche lui-même le soin de nous en dire davantage.

Antisthène Ocyrhoé.

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355.

L'origine de notre concept de "connaissance". - J'emprunte l'explication qui va suivre à la rue ; j'entendis une personne du peuple dire "il m'a reconnu" ce qui me fait me demander : qu'entend au juste le peuple par connaissance ? que veut-il lorsqu'il veut de la "connaissance" ? Rien de plus que ceci : quelque chose d'étranger doit être ramené à quelque chose de bien connu. Et nous, philosophes, avons-nous véritablement entendu par connaissance quelque chose de plus ? Le connu, cela veut dire : ce à quoi nous sommes suffisamment habitués pour ne plus nous en étonner, notre quotidien, une règle quelconque dans laquelle nous sommes plongés, absolument tout ce en quoi nous nous sentons chez nous : comment ? notre besoin de connaître n'est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus ? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous ordonne de connaître ? La jubilation de l'homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ?... Ce philosophe s'imagina le monde "connu" lorsqu'il l'eut ramené à l'"Idée" : ah, n'était-ce pas parce que l'"Idée" était pour lui si bien connue, si habituelle ? parce que l'"Idée" lui causait désormais si peu de peur ? Oh, qu'ils sont faciles à satisfaire, les hommes de connaissance ! qu'on considère donc leurs principes et leurs solutions des énigmes du monde sous ce rapport ! S'ils retrouvent dans les choses, sous les choses, derrière les choses, quoi que ce soit qui ne nous est que trop bien connu, par exemple notre table de multiplication, ou notre logique, ou notre vouloir et notre désir, qu'ils sont soudain heureux ! Car "ce qui est bien connu est connu tout court" : en cela, ils sont tous d'accord. Même les plus prudents d'entre eux pensent qu'à tout le moins, le bien connu est plus facile à connaître que l'étranger ; ce serait par exemple une exigence méthodologique de partir du "monde intérieur", des "faits de conscience" parce qu'ils seraient pour nous le monde le mieux connu ! Erreur des erreurs ! Le bien connu est l'habituel ; et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à "connaître", c'est-à-dire à voir comme problème, c'est-à-dire à voir comme étranger, éloigné, "extérieur à nous"... La grande assurance des sciences naturelles, comparées à la psychologie et à la critique des éléments de conscience - sciences non naturelles, pourrait-on presque dire -, tient précisément à ce qu'elles prennent pour objet l'étranger : alors qu'il est presque contradictoire et insensé de vouloir prendre pour objet en général le non-étranger...

Nietzsche, le Gai Savoir, aphorisme 355, Folio Essais

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