Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
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Amour et érotisme en peinture : Survol du XVème au XIXème siècle.


Dans le cadre de notre cursus de Lettres, nous avons droit, là où nous sommes, à des cours de culture générale, regroupant des matières telles que "Grandes périodes de l'Histoire" ou encore "Histoire de l'Art". Sortant d'une période d'examens, j'ai ressenti l'envie de vous faire partager ma modeste réponse à l'un des pompeux sujet qui m'a été proposé pour cette dernière matière, à savoir "Les peintres et la vision de l'amour". Grande question, n'est-il pas ? Et posée à quelqu'un qui, certes, se sent attiré par l'art mais qui n'en est absolument pas spécialiste. Je vais pourtant tenter de reformuler les idées que j'ai formulées alors, toutes subjectives qu'elles soient.

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L'amour est devenu l'un des sujets de prédilection de la peinture occidentale, et ce depuis plusieurs siècles ; cependant, les peintres n'en ont jamais proposé une vision figée et univoque. Au fil des époques, des codes de représentation sont institués, des tabous sont brisés, des scandales éclatent : l'amour est à coup sûr un sujet qui divise. Si l'on survole rapidement l'histoire de l'art, on pourrait peut-être remarquer quelques façons récurrentes de représenter l'amour, selon ce que l'artiste veut faire passer au spectateur par l'intermédiaire de son tableau. Nous trouverions, dans les œuvres correspondant à ce thème, des portraits de couple, des groupes de personnages et scènes mythologiques - avec une récurrence des scènes d'enlèvement - et des nus mis en scène de diverses façons. Par ailleurs, l'accès à l'art et à la peinture ayant été, à quelques exceptions près, majoritairement masculin, vous comprendrez bien que la représentation picturale de l'amour passe, ne serait-ce qu'en partie, par la représentation de la femme et a fortiori du nu féminin.
Finalement, ce que j'ai retiré de tout cela, c'est une tension entre l'expression d'un sentiment épuré, contenu et l'expression d'un élan violent, spontané et sensuel. Tandis que certaines œuvres penchent radicalement en faveur d'un des deux côtés de la balance, d'autres tentent de trouver le fragile équilibre pouvant résider entre les deux, s'inscrivant une échelle de nuances aussi complexe que variée. Comment donc les peintres ont-ils, au fil des différentes époques de la peinture, conjugué ces deux éléments a priori incompatibles : élan érotique et sentiment épuré ? A travers une sélection plus que drastique de quelques grands tableaux, de la Renaissance au XIXème siècle, nous évoquerons brièvement comment ces thèmes ont été traités par les artistes.

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Il peut sembler paradoxal de commencer une note sur l'amour en peinture en évoquant le thème du mariage - encore plus peut-être si l'on se situe dans ces époques lointaines où amour et mariage apparaissent comme incompatibles et contradictoires. C'est pourtant ce que je vais faire en citant le célèbre tableau de Van Eyck intitulé Les époux Arnolfini. Réalisée en 1434, cette peinture de commande représentant un couple de jeunes mariés semble destinée à un usage privé. Par sa composition symétrique, l'attitude figée des personnages et l'absence totale de mouvement, ce tableau veut montrer un foyer où règnent ordre et équilibre. De même, les couleurs choisies, volontairement complémentaires - le vert de la robe et le rouge du mobilier-, le petit chien aux pieds des maîtres, symbole de fidélité, les deux mains qui se joignent au milieu du tableau, permettent de signifier que l'union représentée dans ce tableau est appelée à durer. Peinture officielle illustrant le rapport entre homme et femme, cette œuvre de Van Eyck donne, par sa construction et sa composition, une impression de grande stabilité et d'équilibre.


En chaussant des bottes de sept lieues chronologiques, nous ferons un bond vers ce qu'on appelle le maniérisme italien, ou encore Renaissance Tardive, et cela à travers deux tableaux représentant un nu féminin. Il s'agit de celui de Giorgione : la Vénus endormie, et de celui peint par le Titien : la Vénus d'Urbino. Choisir de représenter la déesse de l'Amour - outre la fonction allégorique plus ou moins lointaine que ça peut avoir - est surtout un prétexte pour peindre une femme nue : c'est en effet tout à fait toléré quand il s'agit d'une figure mythique, alors qu'on ne peut peindre nue une femme issue du commun des mortels sans provoquer un scandale. Commençons donc par Giorgione, qui nous donne à voir une jeune femme endormie, parfaitement proportionnée au vu des canons de l'époque, étendue au beau milieu d'un paysage idyllique de campagne. Les yeux fermés, la position de la tête, le traitement des couleurs donnent à cette scène une atmosphère de douceur. Dans ce tableau, il ne se passe finalement pas grand chose : un corps nu se détache, par sa clarté, des masses sombres qui l'entourent ; une femme rêve, abandonnée dans son sommeil, sans qu'un contact avec le spectateur n'ait lieu. Dans une atmosphère éthérée et non dépourvue de sensualité, Giorgione ouvre une porte vers un ailleurs mythologique non réellement défini, éclairé par la douce lumière d'un soleil déclinant.
Il en est tout autrement chez Le Titien, dans sa Vénus d'Urbino. L'élève de Giorgione brode à partir d'un même motif, mais propose une version tout à fait différente d'une scène a priori semblable. Dans cette œuvre, une jeune femme nue, également désignée sous le nom de "Vénus" est étendue sur une couche. Cependant, la scène ne se déroule plus dans une campagne idyllique mais plutôt dans un palais vénitien. En arrière plan, on distingue même deux femmes, apparemment des servantes, dont l'une fouille dans un coffre. L'attitude de la jeune femme est, elle aussi, tout à fait différente différente : la Vénus du Titien, elle, est tout à fait éveillée et dirige son regard vers le spectateur, dans une sorte de défi. Ce tableau a éveillé bien des passions et suscité bien des controverses. Outre le problème qu'il pose, par ses deux espaces perspectifs et la forte rupture opérée par le pan de mur situé derrière la jeune femme, il impressionne également par son érotisme. Dans un des articles de On n'y voit rien, Daniel Arasse à travers un dialogue, soulève bon nombre d'hypothèses afin d'expliquer la destination de cet étrange tableau. Selon l'un des interlocuteurs, il s'agirait d'une peinture de commande affiliée aux peintures de mariage : une représentation de femme nue destinée à être accrochée dans la chambre afin de stimuler les relations du couple, par sa contemplation. De plus, l'image du coffre en arrière-plan - outre l'interprétation érotique que certains ont voulu voir - pourrait symboliser, justement, ces coffres que la jeune fille amène avec elle quand elle emménage avec son époux, et contenant son trousseau. L'intérieur de ces coffres, à l'époque où peint Le Titien, étaient parfois peints, et parmi les sujets qui les ornaient, la déesse Vénus et la représentation de l'amour occupaient une large place. Finalement, qu'il soit ou non étroitement lié aux coutumes maritales de la Renaissance tardive, ce tableau fait passer un certain érotisme, beaucoup plus présent que chez la Vénus endormie de Giorgione.

Reste que ces deux représentations semblent parfaitement figées : le temps et le mouvement sont arrêtés et pas un instant la sensualité qui se dégage de ces tableaux ne s'apparente à un élan spontané et violent. C'est ici que nous évoquerons une oeuvre de Rubens : L'enlèvement des filles de Leucippe. L'art baroque se caractérise notamment par la représentation du mouvement, de l'inconstance, se refusant à montrer ce qui est fixe et immuable. Par là, la peinture baroque exacerbe le mouvement, met en avant les tensions et les métamorphoses du monde, dans des tableaux très chargés et très colorés. Or dans ce mouvement, nous pouvons observer une récurrence des représentations d'enlèvements. Souvent d'inspiration mythologique, ces œuvres expriment par là une violence, un affrontement entre l'élan de possession, assez proche de l'animalité, et la résistance qu'on lui oppose. Nous avons cité comme exemple le tableau de Rubens : l'action est représentée au beau milieu de son processus, les corps tordus des filles, les tissus drapés, le contact entre leur peau blanche et celle, bien plus rouge, des deux hommes confère au tableau une forte impression de vitalité. Le choix d'un plan en contreplongée rend la scène plus impressionnante : le spectateur assiste, impuissant, à ce déchaînement des passions. Au bas du tableau, le pied de la femme et celui de l'homme s'effleurent, tout en étant séparés par un léger tissu, entre contact charnel et séparation immuable. Cela n'est plus vraiment mon propos, mais je ne peux m'empêcher d'ajouter un exemple en sculpture, avec le Bernin et L'enlèvement de Proserpine. En effet, par son travail de la matière et du mouvement, l'artiste a réussi à donner au marbre l'impression de la chair. La pression des doigts de Pluton s'imprime en effet sur le corps de Proserpine, et de cette façon, la statue semble, elle aussi, représenter le vivant, le mouvant. Ainsi, retrouvons-nous dans l'art baroque un tout autre traitement du thème de l'érotisme, ici placé sous le signe de la vie et du mouvement, de l'élan primitif et de l'affrontement entre plusieurs forces.


Il me faut à nouveau réaliser un immense saut chronologique pour me retrouver au tout début du XVIIIème siècle. Antoine Watteau, avec Le pélèrinage à l'île de Cythère représente l'amour d'une façon nouvelle. Dans une atmosphère éthérée et assez fantasmatique, nous assistons à un défilé de couples arrivant à l'île de Cythère, symbole des plaisirs amoureux. Le temps est alors comme décomposé : la succession des attitudes et des personnages met en scène tout le parcours amoureux, de la séduction à l'abandon de l'île. Au centre du tableau, une femme en robe jaune semble jeter un dernier regard non dénué de regret vers l'île et ceux qui y restent. Par ce tableau, Watteau évoque avec mélancolie les différents âges de l'amour. Les personnages apparaissent dans une sorte de flou général qui n'est semble-t-il pas si loin du sfumato de Léonard de Vinci. Figuration éthérée du sentiment amoureux, description poétique éclairée par les douces lumières du couchant, Le pélerinage à l'île de Cythère représente l'amour à travers le souvenir, entre espoir - si l'on interprète que les couples se dirigent vers l'île - et nostalgie d'une époque révolue - si l'on croie qu'au contraire ils la quittent.


Au XIXème siècle, les codes de représentation en peinture ont du plomb dans l'aile, et ça et là émergent des contestations. Tout d'abord, le recours au prétexte mythologique pour représenter une femme nue n'est plus vraiment de rigueur : certains artistes passent outre, malgré le scandale que cela provoque. J'évoquerai brièvement Ingres et sa Grande Odalisque, peinte en 1814. Comme on peut s'en douter, quand l'artiste représente une femme nue, il donne à voir un idéal de beauté. C'était déjà le cas chez Giorgione ou le Titien, dont les Vénus étaient parfaitement proportionnées selon les critères de beauté de l'époque : en tout, le corps devait faire l'équivalent de la longueur de la tête multipliée par sept. Alors, en quoi Ingres est-il novateur dans ce tableau, qui tout en se rattachant au courant orientaliste, subit également l'influence de la Renaissance ? C'est parce qu'ici, la beauté passe par une aberration anatomique : Ingres ne cherche plus le vraisemblable ni le possible mais la meilleure représentation de la beauté féminine, et pour cela, il n'hésite pas à rajouter trois vertèbres à son Odalisque ! Cela lui vaudra de nombreux reproches de la part des contemporains. Un autre peintre qui récoltera les critiques, c'est Manet en 1863, avec son Olympia, tableau qui entraîna un véritable scandale. Quand on voit le tableau qui, la même année, rallie plus de suffrages -en ayant tout de même provoqué un petit scandale - et est acheté par Napoléon III, la Naissance de Vénus, on peut facilement imaginer les réticences face à l'œuvre de Manet. Dans son tableau qui semble faire référence à La Vénus d'Urbino, Manet met en scène une femme, connue à Paris en tant que prostituée notoire, qui fixe le spectateur sans honte, une main posée sur la cuisse. Notons d'ailleurs que l'innocent chien, traditionnellement symbole de la fidélité - bien qu'il soit endormi ! - est alors remplacé par un chat noir à la queue dressée et faisant le gros dos ... Alors qu'au XIXème siècle, on ne tolère le nu que dans les représentations mythologiques ou les peintures orientalistes, Manet place son Olympia dans le temps présent et la met en scène de façon particulièrement choquante pour l'époque. On lui reprochera également une perspective incongrue, la façon particulière dont la peinture et les couleurs sont étalées sur la toile.

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Ainsi, il y a finalement une grande diversité dans la façon dont les peintres ont représenté le thème de l'amour et de l'érotisme au fil des époques. De la violence vitale et presqu'instinctive du baroque à la provocation de la peinture du XIXème en passant par la douce sensualité de la Renaissance tardive et l'immatérialité de la peinture de Watteau, on oscille avec plus ou moins de force entre les extrêmes. Dans ce développement, j'ai par ailleurs volontairement mis de côté un visage de l'amour très différent de celui que j'ai traité, c'est l'amour filial, incarné par toutes les figures de madones et de Pietà, fortement présentes dans l'art occidental.

4 trait(s) d'esprit:

Samael a dit…

Très intéressant ce cours. Dommage que l'on ne puisse pas le prendre en Histoire enfin dans mon groupe. Paradoxal...

En tout cas n'oublions pas Courbert pour le XIXeme siècle qui a réalisé de superbes œuvres d'érotisme (le sommeil, l'un de mes tableaux préférés).

Aphonsine a dit…

Ce n'est pas du tout un cours, c'est ma réponse personnelle à une question de fin d'année. Dans le cours d'Histoire de l'Art, le bonhomme - qui était d'ailleurs fort sympathique - nous montrait des tableaux, donnait quelques éléments, et pas grand chose de plus : que faire, en effet, quand on doit couvrir en si peu de temps une longue période ?
Enfin voilà, les tableaux cités (à part Ingres et la sculpture) ont il est vrai été abordés en cours, avec quelques éléments de compréhension, mais c'était ensuite à nous des les intégrer dans une logique qui nous est propre.
Merci pour ce commentaire,

Nibel'

Jigé a dit…

Salut et merci du partage. Texte intéssant. Mais rien depuis juin! Parti?

c’est par hasard que j’ai atterri sur ton blog. le mien est consacré à la connaissance de soi (http://connaissancedesoi.blogspot.com/). si le coeur t'en dit, tu es bienvenu.

Glyndŵr a dit…

Merci pour ce commentaire Jigé. Effectivement les activités du blog ont (momentanément ?) cessées. Cependant, si l'article de Nibelheim t'a intéressé, je ne peux que t'aiguiller vers son blog principal : http://carnets-plume.blogspot.com/

Pour moi, qui suis l'autre "scripteur" de Bidulbuk, j'ai (dé)laissé (définitivement ?)l'écriture blogesque afin de disposer de plus de temps pour mes autres activités (lectures, écriture, études - quel vampire que l'Université ! - etc.)

Bien à toi,

Antisthène Ocyrhoé.